DeuxiÚmetemps dans cette réflexion sur les violences éducatives ordinaires (VEO) : une rencontre, ce mardi, entre la réalisatrice du film, les professionnels du Ram et les lycéens de Molsheim.
acteur risque et prise de risque à l` épreuve des sciences [email protected]
MĂȘmequ'on naĂźt imbattables! Download Free Rodzina Without Registering. G.W. Pabst's 'Westfront 1918': An Introduction By Jan-Christopher Horak. Cinema amb Ă. Watch Jack Hunter's Paranoia Tapes gostream. Cydamus. Free Live EFL: Leeds Utd V Ipswich Town Youtube Putlocker. Volta. Post/2. Kafana göre oyna. The Spoof Project. Watch Free
Vay Tiá»n Nhanh. Ficha tĂ©cnica TĂtulo Original On a beau ĂȘtre bĂȘte, on a faim quand mĂȘme Estado Estrenada el 26/07/2001
Câest le 30 Novembre 1982 que Michael Jackson propose lâopus âThrillerâ. Il sort dâun gros succĂšs avec son album âOff The Wallâ et conserve sa place sur la scĂšne pop grĂące Ă des tubes comme âBeat Itâ ou encore âBillie Jeanâ. Lâopus est un vrai raz-de-marĂ©e qui dĂ©passe les simples frontiĂšres du monde musical pour devenir un rĂ©el phĂ©nomĂšne de sociĂ©tĂ©. Le projet rĂ©colte 8 grammys, se classe en tĂȘte du Billboard pendant 2 ans et sâĂ©coule Ă 50 millions de copies dans le monde. Un record Ă sa sortie. Il entre mĂȘme dans le fameux GuinessâBook. Cependant, âThrillerâ a depuis perdu sa suprĂ©matie en terme de Grammys. Lâopus de Santana âSupernaturalâ et celui de U2 âHow to Dismantle an Atomic Bombâ en ont tous les deux obtenus 9 statuettes. Ensuite, AdĂšle a rĂ©ussi lâexploit dâavoir lâopus le plus vendu en 2011 puis en 2012. Ce qui lui a permit dâĂ©galer le record de Michael Jackson. Mais ce dernier a gardĂ© une sĂ©rieuse avance dans la catĂ©gorie âventesâ . Il caracole toujours en tĂȘte avec 50 millions de disques vendus. Et câest quelque chose qui ne semble pas prĂȘt de changer. Vous vous demandez surement comment câest possible quâil puisse ĂȘtre aussi serein. Plusieurs choses lâexpliquent. Mais dâabord le changement des habitudes des consommateurs en terme de musique. du marchĂ© des singles. Avant, les gens achetaient des albums. Aujourdâhui, il prennent juste des singles. Depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000âs, il y a eu un vĂ©ritable boom au niveau des achats des albums comparĂ© aux 90âs et aux 80âs. Avant, la musique mainstream ratissait trĂšs large et visait principalement un public âmatureâ, dâoĂč le fait que les ventes dâopus soient bien plus soutenues que celles des singles. Aujourdâhui avec Internet et lâabondance dâinformations, tout est dirigĂ© vers une seule chanson et les albums sont de moins en moins de lĂ que naĂźt ce dĂ©calage. En 1982, 447 millions dâopus Ă©taient vendus⊠contre millions de singles. Il faut savoir que les singles Ă©taient eux aussi vendus en version physique Ă cette Ă©poque et coĂ»taient souvent le tiers du prix dâun opus pour seulement une chanson. DĂšs 2003, avec I-tunes, le prix dâune chanson passe Ă 99 centimes, et ça joue Ă©normĂ©ment sur lâexposition de ce marchĂ© lĂ . On accuse souvent le tĂ©lĂ©chargement illĂ©gal, avec des sites comme Napster et Kazaa, mais la rĂ©alitĂ© est que les gros magnats de lâindustrie nâont pas su anticiper les effets du net sur lâindustrie. Ils Ă©taient trop fiers et trop habituĂ©s aux gros chiffres des 2 prĂ©cĂ©dentes dĂ©cennies et nâont pas su prĂ©voir le changement du mode de consommation. Ce qui a permit Ă Apple de cannibaliser le marchĂ©. dĂ©fi du streaming. Au delĂ du mode de consommation âĂ la chansonâ, ce qui complique encore plus la tĂąche dâun artiste qui voudrait battre le record de Michael, câest sans aucun doute le streaming. De la mĂȘme maniĂšre quâils sâĂ©taient emparĂ©s du marchĂ© il y a de cela 12 ans, Itunes et tous les autres sites de tĂ©lĂ©chargement lĂ©gaux mĂȘme sâils nâont en rĂ©alitĂ© jamais vraiment comptĂ© comme expliquĂ© plus haut se cassent aujourdâhui la gueule pour laisser la place au streaming. Tidal, Spotify, Pandora, Apple Music, câest la nouvelle Ăšre, câest la nouvelle guerre du monde de la musique. On assiste Ă ce quâon pourrait dĂ©sormais appeler âlâachat militantâ. A une Ă©poque, on achetait un opus parce quâon aimait la musique. Aujourdâhui, on en achĂšte un parce quâon veut soutenir lâartiste, ce quâil reprĂ©sente et plein dâautres choses. Quand on sait quâavec 10 euros par mois, on peut avoir toutes les chansons quâon veut, il faut vraiment avoir envie de soutenir le chanteur pour dĂ©bourser 13 ou 15 euros et nâacheter quâun seul album. Lâachat devient plus que musical, il est militant. Câest une chose qui complique encore plus la tache dâun artiste voulant vendre le maximum dâalbums, ou mĂȘme de singles en 2015. En effet, depuis le lancement dâApple Music, on observe ainsi une violente chute des ventes de singles dans le monde. des labels. La logique du business est simple, quand un domaine rapporte moins, on y investit moins. Le coĂ»t de production de âThrillerâ Ă©tait de dollars Ă lâĂ©poque, soit 2 millions de dollars aujourdâhui. Ce nâest pas le seul album Ă avoir coutĂ© aussi cher millions pour le FanMail de Tlc etc... CâĂ©tait la norme dans les grandes annĂ©es de lâindustrie du disque dâavoir Ă©normĂ©ment dâargent investi aussi bien dans la construction dâun album, que dans sa promotion. Il suffit de regarder les clips et la qualitĂ© des enregistrements Ă lâĂ©poque. La musique rapportait Ă©normĂ©ment donc les labels investissaient. Aujourdâhui, les opus coutent beaucoup moins chers. Un label met beaucoup moins dâargent dans la promotion et dans lâĂ©laboration dâun opus car ses dirigeants savent de toutes façons quâil y a peu de chances que ça leur rapporte Ă©normĂ©ment. Les gens sont versatiles. Ils reçoivent trop dâinformations en une seule journĂ©e, trop dâartistes, trop de tout, câest lâheure du net. Alors, ils nâinvestissent pas forcĂ©ment Ă©normĂ©ment sur un artiste, mais un âpeuâ sur un nombre plus important dâartistes, pour ĂȘtre sur de rentrer dans leurs frais. Les promos des opus sont courtes et peu nombreuses. Il nây a plus aucun artiste qui propose 12 singles dans un mĂȘme album. Dâune part, parce que le public assailli dâinformations ne suivrait pas. Mais aussi, dâautre part, parce que ce serait trop couteux Ă faire. Câest plus facile de faire un album, payer une promo la premiĂšre semaine, balancer 2-3 clips , aller en tournĂ©e et de passer Ă la prochaine Ăšre. RĂ©sultat,trĂšs peu dâartistes ont encore une machine et des fonds aussi Ă©normes que ceux que MJ a eu pour âThrillerâ Ă son Ă©poque. les annĂ©es dâor. Ceci Ă©tant, il ne faut pas croire que la suprĂ©matie de âThrillerâ Ă©tait garantie dĂšs la sortie de lâopus. En effet, les 80âs et surtout les 90âs ont Ă©tĂ© des annĂ©es glorieuses pour lâindustrie du dit prĂ©cĂ©demment, il y avait beaucoup dâargent en jeu et en plus ça rapportait beaucoup. Dans les 80âs, il y avait environ 2 albums certifiĂ©s diamant chaque annĂ©e aux et dans les 90âs, on passait Ă 4 Ă 5 albums certifiĂ©s diamant 10 millions de ventes chaque annĂ©e. Une mine dâor qui poussait donc les labels Ă mettre plus dâargent en jeu. Mais Michael nâa pas cĂ©dĂ© sa place. Dans le classement des opus les plus vendus de tous les temps, il est suivi par Shania Twain avec âCome On Overâ, Whitney Houston âThe Bodyguardâ, Alanis Morrissette âJagged Little Pillâ ou encore les Spice Girls âSpiceâ qui sont tous des opus sortis dans les 90âs qui ont frĂŽlĂ©, voir dĂ©passĂ©, les 40 millions de ventes. Ils nâont toutefois pas rĂ©ussi Ă battre âThrillerâ. Lâopus avait une dimension sociale, visuelle, tout en Ă©tant trĂšs accessible, ce qui en fait quelque chose de plus complet. MĂȘme MJ avec ses opus âBad âouâ Dangerousâ nâa pas pu rivaliser avec ce projet. 5. Le cas AdĂšle et lâavenir de lâindustrie. Au vu de la conjoncture, des moyens mis en place, mais aussi du mode de fonctionnement de lâindustrie, qui a totalement changĂ©, câest de plus en plus compliquĂ© pour un artiste dâimposer un opus comme Ă la grande Ă©poque. Ceci Ă©tant, il faut reconnaĂźtre que les 28 millions de disques vendus par AdĂšle pour son albumâ 21â en 2011 restent hallucinants et furent assez imprĂ©visibles au moment de sa sortie. Elle lâa fait alors que le marchĂ© des ventes de disques Ă©tait totalement cannibalisĂ© par celui des singles comme prĂ©cisĂ© dans le premier graphique. Donc, il y aura sĂ»rement encore des artistes qui pourront nous surprendre avec de bons chiffres. Mais câest difficile de penser quâils pourraient un jour parvenir Ă Ă©galer les 50 millions de ventes de MJ. De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, si lâindustrie musicale actuelle souffre, ce sont plus des problĂšmes de restructuration qui la panique quâautre chose. En effet, les gens nâont jamais autant Ă©coutĂ© et consommĂ© de la musique quâaujourdâhui. Les revenus du streaming, les ventes de cds et de vynils et les tĂ©lĂ©chargement rĂ©unis montrent clairement que la musique nâa jamais Ă©tĂ© autant Ă©coutĂ©, mais ce sont les moyens dâau mieux la rentabiliser qui ne sont pas encore totalement au point. Triste RĂ©alitĂ©! Ps Ce dossier fait partie dâune sĂ©rie de dossier sur lâindustrie musicale quâon continuera Ă publier sur Musicfeelings. Merci Ă Business Community, Ă FindtheBusinessMoney, et aux Rollling Stones pour les sources citĂ©es dans lâarticle. NâhĂ©sitez pas Ă nous rejoindre sur facebook pour dâautres articles.
slide 1 1 MOHAMMED KHAĂR-EDDINE IL ĂTAIT UNE FOIS UN VIEUX COUPLE HEUREUX RĂ©cit ĂDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob Paris V ieslide 2 2 Quây a-t-il de plus fascinant et de plus inquiĂ©tant que des ruines rĂ©centes qui furent des demeures quâon avait connues au temps oĂč la vallĂ©e vivait au rythme des saisons du labeur des hommes qui ne nĂ©gligeaient pas la moindre parcelle de terre pour assurer leur subsistance Ces maisons de pierre sĂšche bĂąties sur le flanc du roc Ă quelques mĂštres seulement au-dessus de la vallĂ©e ne sont plus quâun triste amas de dĂ©combres domaine incontestĂ© des reptiles des arachnides des rongeurs et des myriapodes. Le hĂ©risson y trouve ses proies mais il nây gĂźte pas. Il y vient seulement chasser la nuit quand un clair de lune blafard fait surgir çà et lĂ des formes furtives quâon confondrait assurĂ©ment avec les anciens habitants des lieux disparus depuis longtemps peut-ĂȘtre au moment mĂȘme oĂč de nouveaux Ă©difices poussaient dans la vallĂ©e villas somptueuses palais et complexes ultramodernes copies conformes des bĂątiments riches et ostentatoires des grandes mĂ©gapoles du Nord. Une de ces ruines dresse des pans de murs difformes par-dessus un buisson touffus de ronces et de nopals et quelques amandiers vieux et squelettiques. Elle avait Ă©tĂ© la demeure dâun couple ĂągĂ© sans descendance qui nâattirait guĂšre lâattention car il vivait en silence presque en secret au milieu des familles nombreuses et bruyantes. Lâhomme avait longtemps sillonnĂ© le Nord et mĂȘme une partie de lâEurope disait-on Ă la recherche dâune hypothĂ©tique fortune quâil nâavait pas trouvĂ©e. Un sobriquet lui Ă©tait restĂ© de cette longue absence BouchaĂŻb car il avait dĂ» travailler Ă Mazagan 1 . De la femme on savait peu de choses sinon quâelle venait dâun village lointain dâune autre montagne sans doute. Depuis son retour au pays BouchaĂŻb nâĂ©tait plus tentĂ© par le Nord. Il ne voyageait plus que pour se rendre Ă tel ou tel moussem annuel comme celui de Sidi Hmad Ou Moussa... et il ne ratait jamais le souk hebdomadaire oĂč il allait Ă dos dâĂąne tous les mercredis. Un Ăąne timide et bien mieux traitĂ© que les baudets de la rĂ©gion. Il nâĂ©tait jamais puni. Son maĂźtre y tenait comme Ă un enfant et il le disait crĂ»ment aux persĂ©cuteurs des bĂȘtes. Ce gentil Ă©quidĂ© en imposait aux autres Ăąnes quâil savait mettre au pas si nĂ©cessaire durant les battages de juin lors desquels on assistait Ă des bagarres mĂ©morables entre animaux rendus fous par les grosses chaleurs ou par le rut que favorisait le nombre. BouchaĂŻb Ă©tait un fin lettrĂ©. Il possĂ©dait des vieux manuscrits relatifs Ă la rĂ©gion et bien dâautres grimoires inaccessibles Ă lâhomme ordinaire. Il frĂ©quentait assidĂ»ment la mosquĂ©e ne ratait pas une seule priĂšre il Ă©tait aux yeux de tous un croyant exemplaire qui devrait nĂ©cessairement trouver sa place au Paradis. Il tenait la comptabilitĂ© de la mosquĂ©e sur un cahier dâĂ©colier vert. Les biens de la mosquĂ©e Ă savoir les rĂ©coltes allaient au fqih en exercice qui en Ă©tait le lĂ©gitime propriĂ©taire. Ă la communautĂ© de semer labourer etc. tout revenait Ă lâimam en temps voulu. BouchaĂŻb qui Ă©tait un Anflouss 2 veillait au grain rien ne pouvait tromper sa perspicacitĂ©. Il Ă©tait lâĂ©crivain public par excellence. Il rĂ©digeait les lettres quâon envoyait aux siens par le truchement dâun voyageur plutĂŽt que par la poste. Il expliquait les rĂ©ponses et donnait des conseils aux indĂ©cis. Il vivait comme il lâentendait aprĂšs les vagabondages de jeunesse dont il Ă©vitait de parler. Le souvenir de cette existence dâerrances et de dangers avait fini par dĂ©serter sa mĂ©moire. Dâaucuns murmuraient quâil avait Ă©tĂ© en prison dans le Nord Il a fait de la taule ce gaillard devenu un saint dans sa vieillesse » disaient-ils. Il a mĂȘme Ă©tĂ© soldat quelque part ajoutaient les plus finauds si câest ça que vous appelez faire de la taule. Mais il a dĂ©sertĂ© car il trouvait ce mĂ©tier pĂ©nible et dangereux. » Rien de tout cela nâĂ©tait tout Ă fait juste seul le vieux BouchaĂŻb dĂ©tenait le secret de sa jeunesse enfuie. Cependant comme il fallait donner un sens Ă tout certains nâhĂ©sitaient pas Ă broder des histoires qui nâen collaient pas moins durablement au person- nage visĂ©. On ne pouvait pas se dĂ©faire dâun passĂ© peu glorieux ni des mensonges colportĂ©s par des gens de mauvaise foi. Mais peu lui importait ce quâon disait de lui BouchaĂŻb nâaccordait aucun crĂ©dit aux ragots quâil savait ĂȘtre la seule arme des ratĂ©s. Il avait une Ă©choppe Ă Mazagan. Il lâavait donnĂ©e en gĂ©rance Ă un garçon dâun autre canton qui lui envoyait rĂ©guliĂšrement un mandat de quoi vivre Ă lâaise dans ces confins oĂč lâon pouvait se contenter de peu. Ainsi le vieux couple mangeait-il de la viande plusieurs fois 1 - El-Jadida. 2 - Policier de 3 3 par mois. Des tagines prĂ©parĂ©s par la vieille qui sây connaissait. Cela donnait lieu Ă un rituel extrĂȘmement prĂ©cis. Seul le chat de la maison y assistait car il Ă©tait tout aussi intĂ©ressĂ© que le vieux couple. AprĂšs avoir mis un Ă©norme quignon Ă cuire sous la cendre la vieille femme allumait un brasero et attendait que les braises soient bien rouges pour placer dessus un rĂ©cipient de terre dans lequel elle prĂ©parait soigneusement le mets. AllongĂ© sur un tapis noir rugueux en poils de bouc le Vieux sirotait son verre de thĂ© et fumait ses cigarettes quâil roulait lui-mĂȘme. Ni lâun ni lâautre ne parlaient Ă ce moment-lĂ . Chacun apprĂ©ciait ce calme crĂ©pusculaire qui baignait les environs dâune Ă©trange douceur et que seul le bruit des bĂȘtes rompait par intermittence. On avait apprĂȘtĂ© les lampes Ă carbure et lâon attendait patiemment le dĂ©clin du jour pour les allumer. On pouvait manger et passer la nuit sur la terrasse car lâair Ă©tait agrĂ©able et le ciel prodigieusement Ă©toilĂ© on voyait nettement la Voie lactĂ©e qui semblait un plafond de diamants rayonnants. En observant cette fantastique chape de joyaux cosmiques le Vieux louait Dieu de lui avoir permis de vivre des moments de paix avec les seuls ĂȘtres quâil aimĂąt sa femme son Ăąne et son chat car aucun de ces ĂȘtres nâĂ©tait exclu de sa destinĂ©e pensait-il. De temps en temps il se remĂ©morait les vieilles lĂ©gendes mais sa pensĂ©e allait surtout sâĂ©garer parmi ces feux chatoyants Ă la fois proches et lointains. Est-ce lĂ que se trouve le fameux Paradis se demandait-il. Et lâEnfer OĂč serait donc lâEnfer » Comme il nây avait aucune rĂ©ponse il oubliait vite la question. Inutile de fouiller dans les mystĂšres cĂ©lestes pour savoir oĂč est ceci ou cela. Lâair devenait de plus en plus agrĂ©able Ă mesure que la nuit tombait. CâĂ©tait lâheure oĂč la vieille allumait les deux lampes et oĂč les insectes appelĂ©s comme par un signal tombaient lourdement sur la terrasse. La vieille sâinstallait Ă son tour Ă cĂŽtĂ© du Vieux prenait son thĂ© sans rien dire. On Ă©coutait les mille et un petits bruits de la nature le jappement lointain du chacal la plainte du hibou le crissement des insectes et parfois le sifflement reconnaissable de certains serpents. Tous les prĂ©dateurs se prĂ©paraient Ă la chasse une chasse risquĂ©e oĂč le plus fort pouvait survivre bien que le sort de la proie fĂ»t scellĂ© dâavance. Dans lâĂ©table la vache avait fini de manger et comme elle ne meuglait pas la vieille femme pouvait la croire endormie. CâĂ©tait sa bĂȘte favorite. Elle faisait comme elle les labours dĂšs les primes pluies dâoctobre. Elle produisait un bon lait que la maĂźtresse de maison barattait dĂšs la traite matinale. Ensuite elle le mettait au frais pour le repas de midi. Elle obtenait un petit-lait lĂ©gĂšrement aigrelet quâelle parfumait dâune pincĂ©e de thym moulu et de quelques gouttes dâhuile dâargan. Le couscous dâorge aux lĂ©gumes de saison passait bien avec cela. Un couscous sans viande que le vieux couple apprĂ©ciait par-dessus tout. Pour la corvĂ©e dâeau la vieille allait au puits deux fois le matin. Ă son retour elle ne manquait jamais dâarroser copieusement un massif de menthe et dâabsinthe dont elle dĂ©coupait quelques tiges pour le thĂ© quâon consommait matin midi et soir. Les voisins avaient pris la fĂącheuse habitude de venir quĂ©mander quelques brins de ces plantes mais rien nâirritait le vieux couple qui aimait rendre ces menus services. On les aimait parce quâils nâavaient pas dâenfants aucun litige avec les gens et que aprĂšs eux leur lignĂ©e serait dĂ©finitivement Ă©teinte ce que tout le monde regretterait sans doute... oui on aimait ces deux vieillards. Mais personne nâosait aborder ce sujet tabou car lâhomme stĂ©rile se considĂ©rait Ă tort moins quâun homme vu que son sperme nâĂ©tait quâune eau sans vie. Le Vieux ne pensait plus Ă cela. Il savait que toute lignĂ©e avait une fin et il sâaccommodait de cette Ă©vidence. Câest ailleurs que je recommencerai une autre jeunesse ailleurs quâaura lieu le nouveau dĂ©part. Ici câest fini. Mais est-ce quâil est permis de se reproduire au Paradis » se disait-il. Des questions cul-de-sac qui ne menaient quâĂ un mur infranchissable. Il nâavait donc aucun regret pas la moindre amertume. Au contraire il se sentait en paix avec son Ăąme heureux et totalement Ă©loignĂ© de certaines vanitĂ©s terrestres comme de possĂ©der une nichĂ©e bruyante et batailleuse qui vous attire surtout les remontrances et la hargne du voisinage. Il nâavait donc jamais enviĂ© les pĂšres de famille nombreuse et encore moins cesslide 4 4 pauvres hĂšres qui alignaient tellement dâenfants quâils en Ă©taient accablĂ©s. Il savait aussi que la plupart dâentre eux nâavaient aucun avenir et quâils rĂ©pĂ©teraient fatalement le mĂȘme processus de misĂšre en ce monde frĂ©nĂ©tique et dur. Beaucoup quittaient le pays et allaient sâĂ©chouer dans un quelconque bidonville du Nord. Ils ne revenaient plus au village. Les plus chanceux Ă©taient engagĂ©s en Europe comme mineurs de fond. Et ceux qui trimaient Ă Casablanca ne relevaient la tĂȘte que sâils Ă©taient soutenus par les Ă©piciers. Ils apprenaient alors le mĂ©tier sur le tas et finissaient souvent par ouvrir un magasin dâalimentation. Non DĂ©cidĂ©ment je nâenvie pas le sort de ces reproducteurs. Sa vieille femme interrompit ses rĂ©flexions. - Ă quoi penses-tu donc dit-elle. Il ne rĂ©pondit pas tout de suite. Il sâĂ©coula un bon moment puis il dit - Ă quoi je pense Eh bien Ă tous ces gens qui ont trop dâenfants et qui ne peuvent mĂȘme pas les nourrir. - Eh bien moi je suis une grand-mĂšre sans petits-enfants mais je suis heureuse. - Câest ce que je pense moi-mĂȘme. Sers-nous donc Ă dĂźner. Non attends un peu Je dois dâabord faire ma priĂšre. Il se leva fit sa priĂšre puis revint. Ils mangĂšrent calmement en devisant. Il lui parla de sa journĂ©e Ă la mosquĂ©e. Elle lâentretint de la vache de ses poules bonnes pondeuses quâun chat sauvage Ă©gorgeait depuis peu. - Quâest-ce que tu peux faire contre lui dit-elle. - Lui tendre un piĂšge. AprĂšs quoi⊠- Mais tu as dĂ©jĂ essayĂ© Au lieu de ce maudit chat câest le coq blanc ton prĂ©fĂ©rĂ© qui a Ă©tĂ© pris. - Je mettrai le piĂšge oĂč la volaille ne peut pas aller câest tout. Jâai mon idĂ©e lĂ - dessus. - Merci. - Ton tagine est fameux. Et le pain aussi. Elle rit. - Dieu nous en fasse profiter dit-elle. Ils se resservirent du thĂ©. - Cette annĂ©e a Ă©tĂ© bĂ©nĂ©fique il a beaucoup plu. Il est mĂȘme tombĂ© de la neige sur les hauteurs. Les moissons approchent. Tout le monde sây prĂ©pare. As-tu pensĂ© aux moissons demanda le Vieux. - Oui jây pense. Je trouverai bien quelquâun pour mâaider. Il y a un tas de jeunes filles disponibles et serviables. - Que Dieu tâentende Ils parlĂšrent encore un bon moment. Le Vieux fumait en avalant de toutes petites gorgĂ©es de ce thĂ© vert de Chine quâun ami lui envoyait de France. Un thĂ© prohibĂ© quâil apprĂ©ciait plus que tout au monde. Plus tard ils sâallongĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte et sâendormirent sous le ciel Ă©toilĂ© du 5 5 Mais quâest-ce que vous nous dites lĂ Des gens dâici seraient-ils recherchĂ©s par la police Mais quâont-ils donc fait et qui sont-ils » Un Mokhazni armĂ© dâun 36 Ă©tait venu ce jour-lĂ Ă la mosquĂ©e en compagnie du Mokaddem. Il exhibait une liste de noms de gens recherchĂ©s Casablanca pour faits de rĂ©sistance - ce quâon appelait le terrorisme Ă lâĂ©poque. Et câest en sa qualitĂ© dâAnflouss que BouchaĂŻb le reçut. Dans toutes les villes du Nord la rĂ©sistance Ă lâoccupation Ă©tait trĂšs active. Il y avait des attentats Ă la bombe des rafles massives et des exĂ©cutions sommaires. Les traĂźtres Ă©taient chĂątiĂ©s sans pitiĂ© mais les feddaĂŻns payaient de leur vie leurs exploits. Comme Zerktouni ou Allal ben Abdallah... Certains commerçants nationalistes qui aidaient financiĂšrement la rĂ©sistance Ă©taient connus des services secrets mais on ne pouvait pas les arrĂȘter car ils sâĂ©taient fondus dans la nature. On pensait donc quâils Ă©taient allĂ©s se cacher dans leur village dâorigine. Certains dâentre eux sây trouvaient bel et bien mais nul nâosait les dĂ©noncer pas mĂȘme le Mokaddem ni le Cheik qui les frĂ©quentaient quotidiennement dĂ©jeunaient ou jouaient aux cartes avec eux. Le Cheik Ă©tait lui-mĂȘme un rĂ©sistant notoire il militait pour lâindĂ©pendance. Non On ne les a pas vus ici depuis des annĂ©es dit BouchaĂŻb. Vous perdez votre temps et vous nous faites perdre le nĂŽtre. Retournez plutĂŽt chez votre capitaine et faites- lui savoir que ces gens-lĂ ne sont pas revenus ici depuis des annĂ©es. - Dâaccord. Mais on croit que⊠- On peut croire ce quâon veut. Ils ne sont pas ici un point câest tout. » Le Mokhazni repartit sans avoir obtenu le moindre renseignement ni le plus petit indice de leur prĂ©sence. Il reprit le chemin du bureau en jurant avoir reconnu en la personne dâUntel lâun de ces fugitifs mais il nâen Ă©tait pas vraiment sĂ»r. Nous ne sommes pas des traĂźtres dit BouchaĂŻb au Mokaddem. - Ah ça non » Cependant il informa les intĂ©ressĂ©s de cette visite mais ils ne sâinquiĂ©tĂšrent pas. Tout ça câest du vent. Qui peut nous atteindre ici Il faudrait une armĂ©e. Quand on est dans la montagne on est insaisissable » dirent-ils. Cet incident nâeut pas de suite. Les rĂ©sistants continuĂšrent de vivre leur exil chez eux jusquâĂ lâindĂ©pendance. Ce souvenir Ă©tait si cher au vieil homme quâil en reparlait souvent. Cette Ă©poque Ă©tait celle de lâenthousiasme du sacrifice et de lâhonneur. OĂč est tout cela Ă prĂ©sent » affirmait-il puis il revenait au quotidien. Un quotidien calme quâil apprĂ©ciait car il nâavait aucun souci Ă se faire et sa seule obligation Ă©tait de vivre et de prier. Ses journĂ©es se passaient entre la mosquĂ©e les champs et la maison oĂč aprĂšs le repas de midi il faisait une longue sieste Ă lâabri de la canicule qui rĂ©gnait dehors. Il dormait dans un coin frais du rez-de-chaussĂ©e oĂč seul le bourdonnement des mouches prises dans des toiles dâaraignĂ©e se faisait entendre. Ce bruit ne le dĂ©rangeait pas. Il reprĂ©sentait pour lui lâune des musiques secrĂštes de la vie un langage essentiel adaptĂ© Ă lâunivers des ĂȘtres qui luttent contre la mort omniprĂ©sente. - Ce soir jâirai mettre des piĂšges. On mangera du liĂšvre demain. Il avait plusieurs assortiments de piĂšges et il savait oĂč les tendre pour capturer tel ou tel gibier. Il aimait bien la chair du porc-Ă©pic mais il lui prĂ©fĂ©rait celle du liĂšvre qui sentait bon les aromates. Et câest sans surprise que le lendemain Ă lâaube il rapporta deux liĂšvres quâils dĂ©gustĂšrent sa femme et lui le soir mĂȘme sur la terrasse. Le chat eut une grosse part. - Jâai donnĂ© un peu de ce gibier Ă la voisine dit la voisine dit la vieille. - Tu as bien fait. Elle ne mange pratiquement pas de viande. Une fois lâan peut-ĂȘtre Ă lâoccasion de lâAĂŻd si des gens charitables lui en offrent. Il y a longtemps quâelle vit seule. Elle nâa personne au monde. Il faut penser Ă cette femme de temps en temps recommanda le Vieux. - Je pense souvent Ă elle je ne la nĂ©glige 6 6 Cette pauvre vieille vivait dans une immense bĂątisse en partie dĂ©labrĂ©e parmi des multitudes de rats et de chauves-souris. Elle Ă©tait encore assez vigoureuse pour entretenir une vache et sâoccuper des corvĂ©es journaliĂšres. Tout le voisinage la respectait et lâaidait. Elle ne manquait de rien en vĂ©ritĂ©. On la surnommait Talouqit 1 sans trop savoir pourquoi. Il y avait ainsi de ces noms bizarres que les gens portaient comme une tunique Ă©limĂ©e et dont ils ignoraient la provenance. Pendant les fĂȘtes elle faisait elle-mĂȘme le pain communautaire car elle avait dans la cour de sa maison un grand four en terre battue quâelle utilisait Ă merveille. Les enfants qui venaient lĂ ne repartaient pas sans emporter une galette rembourrĂ©e dâun oeuf dur en coque cuit Ă lâintĂ©rieur de la pĂąte. On aimait cette femme dont on savait seulement quâelle Ă©tait une sainte et quâelle lisait et Ă©crivait cou- ramment en arabe classique et en berbĂšre 2 . Elle tenait ces connaissances de ses ancĂȘtres qui Ă©taient des cheiks vĂ©nĂ©rĂ©s fait rare dans le clan des AĂŻt Al Hassan qui prĂ©fĂ©raient la guerre Ă la science. CâĂ©tait donc une Tagourramte 3 capable dâengager une joute verbale avec nâimporte quel alim 4 . Mais elle Ă©vitait de passer pour une guĂ©risseuse mĂȘme occasionnellement alors quâelle nâignorait rien des vertus des simples seule pharmacopĂ©e de lâĂ©poque. Cependant elle dut parfois soigner des enfants atteints de typhoĂŻde ou de toute autre maladie grave. Les enfants sont des anges disait-elle. Je peux les soigner mais câest Dieu qui les guĂ©rit. » Elle ne vendait donc pas son savoir au premier venu comme ces charlatans qui infestaient les souks et les rassemblements saisonniers. Elle sâoccupait tout particuliĂšrement des maĂąroufs 5 comme celui de Sidi Bourja dont le monument funĂ©raire dominait lâentrĂ©e dâun ancien cimetiĂšre ceint dâun mur de pierre et dâĂ©pineux Ă lâĂ©cart du village et tout Ă cĂŽtĂ© de ruines presque entiĂšrement effacĂ©es si bien quâon ne savait rien du nom du site. Au vrai personne ne connaissait lâhistoire de la rĂ©gion. Les Ă©crits qui lui Ă©taient consacrĂ©s Ă©taient rares et indĂ©cryptables. Il aurait fallu le concours dâexperts pour les traduire en clair ce qui nâ intĂ©ressait personne vu lâinsignifiance historique de ces lieux reculĂ©s oĂč lâon avait coutume de se rĂ©fugier pour fuir les envahisseurs de tout poil qui sâemparaient surtout des plaines cĂŽtiĂšres et des ports. Ces peuples des montagnes nâavaient connu que des guerres des vendettas et quand lâĂ©tranger ne les inquiĂ©tait pas ils sâĂ©tripaient entre eux sâengageant ainsi dans des luttes intestines sanglantes et interminables. - Talouqit est une sainte femme dit le Vieux. - Tout le monde en convient rĂ©pondit la vieille. Elle est capable de rĂ©citer le Coran dâune seule traite. - Elle me fait penser Ă Lalla Tiizza Tasemlalt sainte et savante dont on dit peut-ĂȘtre Ă tort quâelle fut la maĂźtresse attitrĂ©e de Sidi Hmad Ou Moussa nâZzaouit le saint aux mille et un miracles et prodiges. - Que ne dit-on pas On fabrique des histoires Ă dĂ©faut de dĂ©tenir la stricte vĂ©ritĂ© rĂ©torqua la vieille. Les gens sont plus mauvais que la teigne. ïPire On peut soigner la teigne mais on ne peut changer les mentalitĂ©s. - En tout cas il nây a plus de femme de ce genre prĂ©cisa la vieille. Il nây a plus que des ignorantes bĂątĂ©es qui triment sous le soleil ou dans la tourmente. - Câest vrai Lâignorance fait des ravages. Nous nâappartenons pas Ă cette Ă©poque. Nous ne crĂ©ons rien mais nous consommons tout. Serions-nous donc inutiles Nous ne valons pas grand-chose crois-moi. Un jour peut-ĂȘtre... Les peuples du monde entier avancent dans la lumiĂšre dâun jour nouveau pendant que nous stagnons au fond dâune obscuritĂ© semblable Ă une eau croupie qui dĂ©jĂ pue la vermine. Mais ce nâest pas à ça 1 - BoĂźte dâallumettes 2 - Le Tifinagh. 3 - Sainte 4 - Savant en science religieuse. 5 - Sacrifice rituel et repas en commun sous lâĂ©gide dâun 7 7 que je pense. Je ne pense quâĂ moi seul en ce moment. Je ne laisserai rien derriĂšre moi en disparaissant. Le monde peut trĂšs bien se passer de moi car mĂȘme ceux qui mâenterreront ne seront pas de mon sang. Câest aussi bien comme ça. On est venu tout nu on repart tout nu. Câest de lâautre cĂŽtĂ© du visible quâexiste le miracle tant espĂ©rĂ© mĂȘme par les ProphĂštes et câest pourquoi je prie Dieu de me prĂ©server des turpitudes dâici-bas. - Câest de la tristesse dit la vieille. - Eh non Je suis logique avec moi-mĂȘme câest tout. Tu sais il y a quand mĂȘme de trĂšs bonnes choses comme ce dĂźner par exemple. Mais avant de nous coucher jâaimerais tâapprendre une chose... ou plutĂŽt deux. Tout dâabord demain nous offrons un grand sacrifice Ă la mosquĂ©e. Deux boeufs seront Ă©gorgĂ©s. Chaque famille aura sa part de viande et il y aura un repas commun auquel seuls les hommes participeront. Ce sera magnifique. Et maintenant voici lâautre chose depuis quelque temps je fais un rĂȘve absurde toujours le mĂȘme. Il y a lĂ un grand arbre un amandier vĂ©nĂ©rable plus haut que tous les autres... et sur ses branches supĂ©rieures beaucoup dâamandes quâil est impossible de gauler sans grimper. FascinĂ© par elles je nâhĂ©site pas je monte... et câest au moment oĂč je lĂšve le bras pour gauler que je perds lâĂ©quilibre et tombe. Et puis plus rien. Quâest-ce que ça veut dire - Je ne sais pas. Mais tu devrais faire attention. Ă ton Ăąge on ne grimpe plus aux arbres. Dors bien et rĂȘve dâautre 8 8 Cette nuit-lĂ encore il rĂȘva du mĂȘme arbre. CâĂ©tait le mĂȘme scĂ©nario. Ce qui le turlupinait câĂ©tait de ne pas pouvoir donner un sens Ă ce songe obsĂ©dant. Il aurait pu en toucher un mot au fqih mais il ne le fit pas. AprĂšs tout presque tous les rĂȘves relĂšvent de lâabsurditĂ© pure et simple pensait-il. Mais pourquoi celui-ci fausse-t-il ma gaietĂ© » En se rendant Ă la mosquĂ©e il oublia complĂštement cet incident. Il rencontra le boucher et un vĂ©nĂ©rable vieillard qui ne sortait de chez lui quâoccasionnellement. Ils empruntĂšrent le mĂȘme chemin montant aidant le vieux Ă avancer et ce jusquâĂ la mosquĂ©e situĂ©e tout en haut du village raison pour laquelle on lâappelait Timzguid nât Gadirt 1 . Cette mosquĂ©e aujourdâhui dĂ©saffectĂ©e a Ă©tĂ© remplacĂ©e par un Ă©difice en bĂ©ton dotĂ© de panneaux solaires et situĂ© sur le sol ferme et non plus sur la roche granitique. Elle ne dĂ©semplit pas car son accĂšs est aisĂ©. On ne sâessouffle pas pour y parvenir. MĂȘme les plus rĂ©fractaires Ă la marche Ă pied sây rendent. ArrivĂ©s tout en haut Ă destination BouchaĂŻb et le boucher quittĂšrent le vieillard et allĂšrent voir les bĂȘtes du sacrifice. CâĂ©taient deux boeufs Ă©normes un noir et un rouquin. DĂšs quâils les virent les bovins sâagitĂšrent et tentĂšrent de se relever mais ils ne le purent car ils portaient des noeuds de corde aux quatre pattes. Leurs naseaux fumaient sous le soleil matinal et lâon sentait une odeur Ăącre de bouse et dâurine. Les bĂȘtes avaient passĂ© la nuit ici mĂȘme sous la surveillance dâun gardien. - Ils ont coĂ»tĂ© cher dit BouchaĂŻb mais la mosquĂ©e a les moyens et les commerçants du Nord sont gĂ©nĂ©reux quoi quâon dise. Ailleurs il y a des mosquĂ©es tellement pauvres que leur imam porte des guenilles pouilleuses. Il lui arrive mĂȘme parfois de jeĂ»ner faute dâavoir quelque chose Ă se mettre sous la dent. - Câest bien ennuyeux dit le boucher. Il y avait foule sur la place. Certains hommes fumaient de longues pipes en bavardant pendant quâun groupe de Noirs leur servaient le thĂ©. Des enfants morveux et dĂ©penaillĂ©s couraient les uns aprĂšs les autres crĂąne rasĂ© et houppe au vent. Ils avaient congĂ© ce jour-lĂ mais ils prĂ©fĂ©raient assister au sacrifice quâaller se baigner dans le torrent. Leurs criailleries exaspĂ©raient certains fumeurs qui les vouaient Ă tous les diables mais ces effrontĂ©s nâen avaient cure. Le goĂ»t du sang et de la fĂȘte Ă©tait plus fort quâune admonestation ou mĂȘme une gifle. Aussi ne pleuraient-ils pas quand ils en recevaient une. Ils sâempourpraient seulement et se remettaient Ă crier plus fort quâauparavant. On les verrait tout Ă lâheure courir aprĂšs les boeufs auxquels on faisait faire plusieurs fois le tour de la mosquĂ©e avant le sacrifice. Au moment dĂ©cisif ils regarderaient couler le sang Ă gros bouillons sans Ă©prouver dâeffroi. Ils trouveraient naturel quâon Ă©gorgeĂąt dâaussi grosses bĂȘtes et ils se dĂ©lecteraient de leur viande rouge aprĂšs avoir jouĂ© au ballon avec leur vessie encore humide. De grands kanouns 2 Ă©taient dĂ©jĂ allumĂ©s Ă lâĂ©cart. On avait apportĂ© dâĂ©normes marmites pour la cuisson du repas communautaire. Il nây aurait pas de couscous vu le temps que sa prĂ©paration demandait mais on servirait un Ă©norme tagine agrĂ©mentĂ© de lĂ©gumes divers. Le pain viendrait des fours du voisinage oĂč les femmes sâactivaient depuis le lever du jour. AprĂšs cette grande agape les inflass procĂ©deraient au partage Ă©quitable de la viande destinĂ©e aux familles puis tous rentreraient chez eux repus et satisfaits. Ainsi se passa cette mĂ©morable fĂȘte qui nâeut pas dâĂ©quivalent par la suite. 1 - MosquĂ©e haute » tagadirt signifiant ici hauteur ». 2 - 9 9 Le vieux BouchaĂŻb raconta lâĂ©vĂ©nement Ă sa femme mais cette affaire dâhommes ne lâintĂ©ressait pas. Elle apprĂ©cia nĂ©anmoins le lot de viande que le Vieux avait rapportĂ©e. - Tiens Pour une fois tu nâiras pas au souk dit-elle. - Câest aussi bien rĂ©pondit le Vieux. Nous avons tout ce quâil faut ici pour au moins quinze jours. - Quâest-ce que tu veux pour ce soir Du liĂšvre - Il en reste encore - Oui. - Alors prĂ©pare-le. Ils Ă©taient assis sur une natte de jonc dans une petite piĂšce rectangulaire qui donnait directement sur la vallĂ©e. On voyait nettement la cime des grands palmiers-dattiers et quelques vieux caroubiers plus prĂšs de la maison... On entendait le croassement des corbeaux rĂ©fugiĂ©s sur les palmes le roucoulement des tourterelles dans les oliviers et les arganiers et la stridulation insistante des cigales. Ă un moment donnĂ© un coup de feu claqua. BouchaĂŻb alla regarder par la fenĂȘtre puis il dit - Câest Hmad qui chasse le corbeau. Sa femme est malade elle besoin de la chair de ce volatile. - La pauvre - Elle est plus jeune que toi mais si Ă©puisĂ©e par ses grossesses quâelle tient Ă peine debout. - On ne la voit jamais. On ne sait pas Ă quoi elle ressemble. - Câest une recluse. Hmad nâaime pas voir traĂźner ses femmes dehors. Il les saignerait plutĂŽt - Ce serait dommage Ses filles sont belles. - Personne ne peut leur manquer dâĂ©gards on connaĂźt lâesprit de vengeance de Hmad. Il va donc les vendre au plus offrant. - On dit de lui quâil a tuĂ© au moins cent personnes avant lâarrivĂ©e des Français. - Oh Beaucoup plus Nul ne connaĂźt le nombre exact de ses victimes. Il Ă©tait le maĂźtre de la rĂ©gion pour ainsi dire. Mais aujourdâhui il ne lui reste que son fusil de chasse. Comme les temps ont changĂ© hein - Mais il est toujours craint. - Oui. Aussi ne frĂ©quente-t-il personne. Qui frĂ©quenterait un ancien tueur Ses semblables sont morts depuis longtemps. Il est tout seul maintenant. Tout seul certes mais solide et dangereux aussi dangereux quâun cobra dâĂgypte. Assez parlĂ© de ça PrĂ©pare- nous donc un bon thĂ©. Celui que jâai pris Ă la mosquĂ©e Ă©tait infect. - Tu nâentends pas chanter la bouilloire - Si. - Veux-tu des amandes grillĂ©es - Des amandes et des dattes. Elle apporta les friandises. Il aimait les fruits secs. - Ces dattes viennent dâAlgĂ©rie plus exactement de Biskra. Elles sont de loin les meilleures. - Trop sucrĂ©es. - Câest ce qui les diffĂ©rencie des dattes locales. Celles-lĂ valent trĂšs cher. On ne peut les manger quâen buvant du lait. Câest ce que font les Touaregs. As-tu dĂ©jĂ vu des Touaregs Elle ne rĂ©pondit pas. - Non Ce sont des nomades qui possĂšdent dâimmenses troupeaux mais ils ne mangent pratiquement pas de viande. Ils vivent seulement de lait de chamelle et de dattes. Ils sont particuliĂšrement rudes. Des BerbĂšres comme nous. Leurs femmes seules sont lettrĂ©es. Elles lisent et elles Ă©crivent. Elles connaissent la vieille Ă©criture berbĂšre leslide 10 10 Tifinagh... et elles composent des poĂšmes et des chansons. - On dirait que tu les connais bien. - Oui. Jâai Ă©tĂ© spahi au Sahara mais jâai dĂ©sertĂ©. Et quand on mâa rattrapĂ© on mâa jetĂ© en prison. Jâai passĂ© cinq ans de ma vie dans les prisons militaires. Jâai cassĂ© des pierres sous le soleil ardent. Jâai tentĂ© maintes fois de mâĂ©vader mais on mâa repris rouĂ© de coups et enchaĂźnĂ© Ă des boulets lourds que je traĂźnais derriĂšre moi. Quand jâavais soif on me refusait lâeau. On nâen a pas pour toi » me rĂ©pondait-on. - Tu ne mâavais jamais racontĂ© ça dit la vieille. - Ă quoi bon Tu sais ce sont des choses sans importance. - Des choses sans importance Tu aurais pu y laisser ta peau. - Dâautres ont souffert plus que moi ils nâen sont point morts. Va câest le moral qui compte. Elle servit le thĂ©. La piĂšce Ă©tait fraĂźche bien quâil fĂźt dehors une tempĂ©rature dâenfer. - Tu penses toujours Ă ton rĂȘve demanda la vieille. - Maudit soit-il Il revient toutes les nuits comme un vautour prĂȘt Ă fondre sur un malheureux blessĂ©. - Oublie-le donc - Câest lui qui ne mâoublie pas dit-il. Il but son thĂ© Ă petites gorgĂ©es fuma plusieurs cigarettes. Cette brusque escapade dans le passĂ© avait rouvert certaines plaies quâil croyait cicatrisĂ©es depuis longtemps. Il se revit errant de ville en ville Ă la recherche dâun travail mais il nây avait rien. La misĂšre rĂ©gnait partout et une grande Ă©pidĂ©mie de typhus emportait les plus faibles. Seuls les EuropĂ©ens Ă©taient soignĂ©s Ă temps. Cette maladie sĂ©vissait surtout dans le peuple chez les indigĂšnes comme on les appelait alors. Il y avait des poux partout. Chez les EuropĂ©ens les poux nâexistaient pas. Certains esprits moqueurs disaient Qui nâa pas de poux nâest pas musulman... » Les Français vivaient dans la propretĂ© tandis que les indigĂšnes sâentassaient les uns sur les autres dans des gourbis confinĂ©s. Plusieurs annĂ©es de sĂ©cheresse avaient appauvri la campagne jadis riche en cĂ©rĂ©ales quâon exportait vers lâEurope. Maintenant les paysans se nourrissaient de racines et de tubercules eux aussi trĂšs rares. Les morts se chiffraient par milliers Câest la racaille qui crĂšve disait-on. Bon dĂ©barras » Les colons rĂ©cupĂ©raient ainsi des terres abandonnĂ©es. Ils foraient des puits plantaient des orangers semaient du blĂ©. Ils prospĂ©raient sur ces terres qui nâavaient vu que des cadavres. Les humbles fellahs dâautrefois se voyaient contraints de travailler au service des nouveaux maĂźtres pour survivre. Ceux qui avaient eu la chance dâĂȘtre engagĂ©s pouvaient compter sur lâaide du maĂźtre. Ils Ă©taient alors pris en charge soignĂ©s bien nourris et ils pouvaient Ă©chapper au sort tragique qui dĂ©cimait les gens des noualas 1 et autres hameaux quâon finissait par dĂ©serter pour fuir une mort certaine. Des masses dâhommes envahissaient les villes et se retrouvaient parquĂ©s dans des bidonvilles dĂ©jĂ surpeuplĂ©s. Rares Ă©taient ceux qui travaillaient. En Europe la Guerre durait depuis deux ans. Seules les usines dâarmement allemandes fonctionnaient. La France Ă©tait sous la botte nazie mais les autoritĂ©s coloniales qui Ă©taient vichystes envoyaient tout en mĂ©tropole. Il nây avait donc rien Ă manger pour les autochtones. Avec le dĂ©barquement amĂ©ricain de 1942 qui cloua au sol la flotte aĂ©rienne française fidĂšle au marĂ©chal PĂ©tain les choses se remirent Ă fonctionner Ă peu prĂšs normalement. On ouvrit des chantiers le dollar coula Ă flot. Les bases militaires amĂ©ricaines employant beaucoup de Marocains lâarriĂšre-pays en profita. On soignait les malades. Du jour au lendemain le typhus disparut. Et comme par hasard la pluie se remit Ă tomber. Les campagnes reverdirent. On se remit Ă procrĂ©er. 1 - 11 11 LâarmĂ©e française engagea des jeunes quâon envoya sur les fronts dâEurope en Italie et ailleurs. On rendit hommage Ă la bravoure du Marocain tout en oubliant quâon lâavait jusque-lĂ mĂ©prisĂ©. On promit mĂȘme lâindĂ©pendance Ă Mohammed V lorsque la Guerre serait finie mais on oublia ce serment. Lâeuphorie des lendemains de la Guerre Ă©tait telle quâon recommença Ă traiter le colonisĂ© de sous-homme de turbulent et dâignorant congĂ©nital. DâarriĂ©rĂ© pathologique en quelque sorte. Le Marocain ouvrit des Ă©coles privĂ©es pour instruire ses enfants. Il lutta fermement pour sa libertĂ©. Les prisons Ă©taient pleines Ă craquer de rĂ©sistants. Les exĂ©cutions sommaires Ă©taient monnaie courante. On en Ă©tait lĂ au moment oĂč le Mokhazni Ă©tait venu se renseigner sur les fugitifs recherchĂ©s par la police. BouchaĂŻb lâavait renvoyĂ© sans autre forme de procĂšs. Ils Ă©taient bel et bien au village. Ils se rendaient mĂȘme au souk de temps en temps mais ils savaient se fondre dans la foule et disparaĂźtre au bon moment. On entendait depuis quelques jours lâexplosion de mines... CâĂ©tait lâun de ces recherchĂ©s qui brisait un flanc de la montagne pour agrandir sa maison. Il avait besoin de pierre pour cela. Il avait rĂ©ussi le tour de force de se faire dĂ©livrer par le capitaine commandant le canton une autorisation dâachat dâexplosifs. Il avait dĂ» fournir une fausse identitĂ© sans doute. Ou soudoyer un fonctionnaire... Nul nâen savait rien. BouchaĂŻb qui allait chez lui pour Ă©couter la radio la seule radio du village Ă©tait au courant de ce qui se passait dans les villes du Nord. Chaque jour des traĂźtres Ă©taient exĂ©cutĂ©s des bombes explosaient dans les marchĂ©s europĂ©ens et aux terrasses de certains cafĂ©s Ă lâheure de lâapĂ©ritif. Des journaux interdits se vendaient sous le manteau. On Ă©coutait comme une parole sacrĂ©e La Voix des Arabes Ă©mise depuis Le Caire. On avait le moral car on estimait quâon pouvait gagner. En AlgĂ©rie mĂȘme et aprĂšs la dĂ©faite de DiĂȘn BiĂȘn Phu la guerre de libĂ©ration avait commencĂ©. Le colonialiste Ă©tait aux abois mais il ne lâadmettait pas encore. On nâen Ă©tait pas encore lĂ . Il allait se ruiner dans cette aventure et accepter lâinacceptable Ă savoir lâindĂ©pendance des opprimĂ©s. BouchaĂŻb qui aurait pu prendre du galon dans lâarmĂ©e comme tant dâautres prĂ©fĂ©ra la vie simple aux risques et aux honneurs. Câest pourquoi il sâĂ©tait retirĂ© chez lui aprĂšs sâĂȘtre dĂ©menĂ© comme un diable dans les provinces du Nord. Il sâĂ©tait donc mariĂ© avec une cousine lointaine et sâĂ©tait mis Ă cultiver la terre des ancĂȘtres. Il avait trouvĂ© lĂ une paix royale car il adorait la nature vierge. Et quand il pleuvait câĂ©tait lâabondance. La vie reprenait toujours le dessus. On Ă©tait loin de lâagitation des villes des massacres et autres rĂšglements de comptes. Ici on Ă©tait en sĂ»retĂ© on pouvait sortir vaquer Ă ses occupations sans risquer de recevoir une balle dans la peau. BouchaĂŻb aimait jardiner. Il avait plantĂ© des arbres fruitiers des oliviers des amandiers et mĂȘme un bananier chose inconnue dans la rĂ©gion. Quand il trouvait un nid dans un arbre il Ă©tait heureux. Il considĂ©rait les oiseaux qui venaient dans ses champs comme ses protĂ©gĂ©s. Il avait chassĂ© les gosses qui sâen prenaient Ă ces oiseaux paisibles et mis durement Ă lâamende leurs parents en tant quâanflouss. Ceux-ci durent morigĂ©ner leur progĂ©niture car plus personne ne pilla les nids. Attenant Ă sa maison un petit verger produisait des clĂ©mentines des oranges et des figues ces petites figues noires dont les merles se rĂ©galent dĂšs quâelles commencent Ă mĂ»rir. BouchaĂŻb permet-tait Ă ces oiseaux dont il apprĂ©ciait le chant de partager sa subsistance. Aussi ne fuyaient-ils jamais Ă son approche. Comme les oiseaux ne le redoutaient pas on le prenait Ă tort pour un saint ou un magicien. Lui seul savait que lâamour Ă©tait le lien qui lâunissait Ă ces ĂȘtres peureux et fragiles. Un animal reconnaĂźt trĂšs vite la bontĂ© chez lâhomme. Il sait aussi discerner le mal lĂ oĂč il se trouve. Dâaucuns croient que la huppe lâoiseau de Salomon y voit Ă vingt pieds sous terre. Les gens de Mogador 1 avalent tout cru son coeur palpitant pour acquĂ©rir encore plus de perspicacitĂ©. Superstition Sans doute. Cependant ce bel oiseau si rare et solitaire fascine encore tous ceux qui le regardent. On nâen voit que rarement. Mais on se sent tout Ă coup heureux quand on en voit unâ dans un prĂ©. Un oiseau seigneurial. 1 - 12 12 - Tu ne voudrais pas faire ta sieste dit la vieille. - Hein Ma sieste Eh bien pourquoi pas Comme tu me vois jâĂ©tais en train de rĂȘver. - De ton arbre - Dieu mâen garde Non Du passĂ© et de certaines autres choses. De la vie quoi. - Tu revis ton passĂ© - Oui. Mais il est si effrayant si misĂ©rable quâil serait peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de lâoublier. - Ton passĂ© - Le mien celui des autres. Les grandes misĂšres de lâĂ©poque la famine les Ă©pidĂ©mies lâanĂ©antissement collectif. - Je nâai jamais connu ça 13 13 Les gens dâici ne connaissent rien. Ils ont toujours relativement bien vĂ©cu. Ce sont ceux du Nord qui ont souffert. Dans les montagnes on est habituĂ© Ă vivre Ă la dure. Quand une chose vient Ă manquer on lui trouve tout de suite un substitut. LĂ -bas quand une chose sâĂ©puise tout sâĂ©puise y compris le corps. Quâil y ait une guerre par exemple et tout est remis en cause. Le sort implacable qui a mille tours dans son sac sâen mĂȘle. Tous les malheurs sâabattent sur ces pauvres gens en mĂȘme temps. Les familles se disloquent les maladies minent la population on erre sans but on mendie on perd toute dignitĂ© humaine. - On ne connaĂźt pas ça ici dit la vieille. - Eh non Ici on est tranquille. On vit avec les saisons et au jour le jour on apprĂ©cie lâinstant Ă sa juste mesure. Chaque minute de la vie compte. Nâest-ce pas le bonheur suprĂȘme - Bien sĂ»r que oui. - Câest pour cette raison que je nâaime plus le Nord ni ses villes tonitruantes ni ses campagnes. Et pourtant que nâai-je chapardĂ© dans les fermes uniquement pour survivre La famine Ă©tait terrible. Les gens mouraient en masse. Des dizaines et des dizaines sâen allaient comme ça... Moi je trouvais toujours le moyen de voler quelque chose nâimporte quoi pour ne pas crever de faim... CâĂ©tait le vol ou la mort Jâai moins souffert en prison quâen libertĂ©. Elle Ă©tait tout le contraire de ce quâelle signifiait alors. Ătre libre et crever de faim merci Redonne-moi donc un peu de thĂ© et quelques amandes grillĂ©es. Elle le servit. Il alluma sa Ă©niĂšme cigarette et reprit - Ă cette Ă©poque sombre seuls les EuropĂ©ens vivaient bien. Ils avaient des mĂ©decins des aliments. Ils savaient vivre. Mais ils vivaient entre eux et pour eux-mĂȘmes. Les autres ne les intĂ©ressaient pas. Ils pouvaient bien crever ça ne les dĂ©rangeait pas. Seuls quelques Marocains trĂšs riches vivaient aussi bien quâeux. Le sort du peuple Ils sâen foutaient muant aux juifs ils croupissaient dans les Mellahs. Ils Ă©taient aussi misĂ©rables que les musulmans les plus misĂ©rables. Les uns et les autres priaient le mĂȘme dieu mais ils ne se comprenaient pas. Chacun suspectait lâautre de fĂ©lonie de mauvaise foi de filouterie... Et cette discorde profitait surtout aux plus riches Ă ceux qui tiraient les ficelles. On dressait le BerbĂšre contre lâArabe le juif contre les deux autres au moment mĂȘme oĂč Hitler en massacrait des millions. Six millions de juifs en tout câest ce quâon dit. Partis en fumĂ©e dans les fours crĂ©matoires dâAllemagne et de Pologne. Le juif Ă©tait alors lâennemi numĂ©ro un le suppĂŽt dâIblis le sinistre usurier le pendard etc. Quelquâun dont il fallait Ă tout prix se dĂ©barrasser pour la tranquillitĂ© universelle. On voulait purifier la planĂšte. Le bouc Ă©missaire câĂ©tait le juif. On Ă©tait devenu fou Ă lier mais cette folie payait. VoilĂ pourquoi je rejette cette humanitĂ© avilie. Mais jâaimerais bien faire ma sieste Ă prĂ©sent. Et comme il fait frais je mâallonge ici mĂȘme. Il dit et sâendormit aussitĂŽt mais il se rĂ©veilla en sursaut et maudit cent fois ce rĂȘve qui lâobsĂ©dait le poursuivant partout comme une malĂ©diction. Il fit le serment solennel quâil ne se rendrait plus Ă la rĂ©colte des amandes. Lui qui aimait tant y participer il devrait dĂ©sormais se contenter dâobserver cette besogne de loin. AprĂšs tout je nâaurai quâĂ prendre des prĂ©cautions. Comme je ne suis plus un jeunot je dois Ă©viter certaines tentations. Que diable vais-je chercher lĂ On nâĂ©chappe pas Ă son destin. On est vouĂ© dâavance Ă la destruction et comme tel on ignore parfaitement oĂč et quand et comment... Mais oĂč est donc ma femme Ah Elle est encore allĂ©e chouchouter les bĂȘtes je prĂ©sume. Eh bien Reprenons du thĂ© et fumons. Si le sommeil revient quâil soit le bienvenu je suis toujours prĂȘt Ă dormir un brin. » Il reprit du thĂ© et fuma. Par la fenĂȘtre ouverte on voyait distinctement le sommet du massif montagneux aussi pelĂ© quâune dune. Pas un seul arbre visible de ce cĂŽtĂ©-ci de la chaĂźne. Mais il devait y avoir lĂ -haut une certaine vĂ©gĂ©tation puisquâon y chassait leslide 14 14 mouflon. On y braconnait mĂȘme car il nâexistait dans le pays aucune surveillance et il nây avait pas de garde forestier Ă cent lieues Ă la ronde. Mais il fallait ĂȘtre un fin tireur et un grimpeur Ă©mĂ©rite pour abattre un mouflon. Rares Ă©taient les gens capables dâun tel exploit. On pouvait les compter sur les doigts dâune seule main. En traquant le gibier des hauteurs des chasseurs confirmĂ©s avaient perdu la vie en tombant dans le prĂ©cipice - une seule pierre descellĂ©e et lâon allait Ă©clater comme un fruit trop mĂ»r trois cents mĂštres plus bas sur une saillie ou une plate-forme. Aussi se faisait-on gĂ©nĂ©ralement accompagner dâun guide pour qui ces lieux tortueux nâavaient aucun secret. Et mĂȘme alors il y avait encore des risques liĂ©s au travail des roches... personne ne pouvait prĂ©voir un drame toujours possible. Une demi-journĂ©e est nĂ©cessaire pour atteindre ce sommet se dit le Vieux. Je connais bien cet endroit il est truffĂ© de piĂšges naturels. » Autrefois il avait chassĂ© le mouflon. La traque durait parfois plusieurs jours mais câĂ©tait souvent payant. On mangeait alors lâun des meilleurs gibiers du monde. La nuit on bivouaquait dans un creux. AprĂšs un dĂźner frugal on dormait jusquâĂ lâaube et lâon se remettait en marche. On jouait sa vie comme sur un fil tĂ©nu quâun rien pouvait rompre Ă tout moment. Mais un sentiment puissant anesthĂ©siait durablement la peur du vide. Seul le mouflon comptait cet animal plus gros quâun bĂ©lier domestique et qui sautait dâune roche Ă lâautre comme un oiseau grimpait lestement se recevait sur une saillie et disparaissait aussitĂŽt quâil Ă©tait apparu. Impossible de suivre un tel gibier si lâon nâest pas maĂźtre absolu de ses nerfs. Câest quand on perd cet Ă©quilibre que lâaccident survient. Le bon chasseur est celui qui nâĂ©prouve aucun sentiment celui qui se fond dans la pierre devient pierre Ă son tour... » BouchaĂŻb avait passĂ© dâexcellents moments en haut avec des amis aujourdâhui disparus et qui Ă©taient de vĂ©ritables guerriers de la montagne des connaisseurs dâarmes et des tireurs dâĂ©lite. CâĂ©taient aussi des gens dâhonneur... Il y avait parmi eux quelques bandits qui ne lâĂ©taient devenus que par la force des choses. Ils allaient piller dâautres villages et ils rentraient armĂ©s jusquâaux dents en conduisant des bĂȘtes de somme surchargĂ©es de butin. On volait nâimporte quoi car tout avait de la valeur. On pouvait tout Ă©couler dans les souks sans encombre. BouchaĂŻb se souvenait de cette Ă©poque oĂč la rapine Ă©tait de rigueur. Tout le monde redoutait ces visites nocturnes. On se barricadait dĂšs la nuit tombĂ©e jusquâau lever du jour. Les voleurs eux-mĂȘmes qui vivaient avec leur famille avaient peur des autres voleurs. En fait tout le monde volait alors tout le monde. Ce dĂ©sordre cessa avec lâarrivĂ©e des Français qui mirent au pas les bandits coriaces et les tĂȘtes brĂ»lĂ©es. Mais seule la peur du bagne eut vĂ©ritablement raison de cette engeance. Ă ce souvenir BouchaĂŻb sourit et pensa AprĂšs tout la France nous a apportĂ© la tranquillitĂ©. Une paix sublime. Il serait idiot de ne pas reconnaĂźtre ses bienfaits qui sont nombreux. Avant elle avant sa venue il nây avait aucune route dans tout le pays aucune autoritĂ© non plus. Et pas la moindre sĂ©curitĂ©. Il y a eu du changement depuis lâarrivĂ©e de la France. Ceux qui ne sâen rendent pas compte ou qui ne veulent pas lâadmettre se leurrent. Eh Mais toutes ces routes ont Ă©tĂ© taillĂ©es sur le flanc de la montagne par des lĂ©gionnaires au fur et Ă mesure que lâarmĂ©e avançait... Depuis ce temps toutes les denrĂ©es et autres marchandises arrivent au souk plus la peine dâattendre des mois et des mois le retour des anciennes caravanes... Le commerce est florissant. Mais lâargent vient toujours du Nord... et celui qui nâa personne lĂ - bas nâa rien ici non plus. Heureusement que jâai cette Ă©choppe Ă Mazagan elle me rapporte de quoi faire tourner la baraque. Câest mieux que dâaller tous les ans quĂ©mander la zakat 1 chez les gros nĂ©gociants et les Ă©piciers de la ville europĂ©enne. Cependant ils ne mâoublient pas je suis toujours sur leur liste. Je ne me dĂ©place pas mais les sous et les colis arrivent par le car des AĂŻt-MâZal. Ainsi jâai mon tabac mon thĂ© et mĂȘme des livres. Je nâai donc vraiment besoin de rien. Ah si Jâai besoin dâun poste de radio. Par les temps qui courent il faut avoir chez soi un poste de radio. Bah Quâest-ce que tu veux en faire Que tâimporte ce qui se passe ailleurs On ne parle jamais de chez toi Ă la radio. Ta radio câest ce qui tâentoure le 1 - AumĂŽne 15 15 vent un brin dâherbe un arbre un oiseau une silhouette furtive et tous ces bruits diurnes et nocturnes qui sont la symphonie de la vie... mĂȘme le coassement des crapauds et des grenouilles la nuit quand le cri du chacal rĂ©percutĂ© au centuple par sa queue câest une lĂ©gende tranche le silence comme un couperet. Ah Le salopard Que de coqs ne mâa-t-il pas mangĂ©s Mais jâen ai eu un ou deux pardi Non non CâĂ©tait pas sa faute CâĂ©tait la faute des poulets. Ils nâavaient quâĂ ne pas sortir du poulailler Câest que ces idiots aiment vadrouiller dehors et toujours aux heures oĂč le carnivore est Ă lâaffĂ»t au crĂ©puscule de prĂ©fĂ©rence et tĂŽt le matin quand il ne fait ni jour ni nuit. Ă lâheure du chacal quoi. Pauvres coqs Idiots Jâen ai averti plus dâun. Ă lâun jâai dit Ah tu te crois libre et fort Eh bien y aura du grabuge je retrouverai ici mĂȘme tes belles plumes blanches et noires demain matin. » Et câest ce qui est arrivĂ© hĂ©las Le lendemain matin ses plumes voletaient au mĂȘme endroit. Le prĂ©dateur ne lâavait pas ratĂ©. Eh Mais ce volatile est un parfait idiot Pour un peu il se croirait un aigle. Mais un aigle tue le chacal la diffĂ©rence est lĂ . Il fond sur le charognard et le terrasse proprement. Lâaigle Câest le roi du ciel. Mais oĂč est passĂ©e ma femme Elle ne fait jamais de sieste elle. Tiens elle arrive. » - HĂ© OĂč Ă©tais-tu - Chez les bĂȘtes. Il faut bien les nourrir et leur donner Ă boire. - Assieds-toi. Elle obĂ©it. Un ballet de mouches bourdonnait dans lâair. Dehors câĂ©tait toujours la mĂȘme chaleur intense qui poussait les ĂȘtres Ă se rĂ©fugier dans lâombre. - Tu veux quelque chose dit-elle. - Je voulais te dire quâil y a juste un instant jâai vu une scolopendre au plafond. - Elle a toujours vĂ©cu sous la poutre centrale. - Câest lĂ que je lâai vue. Elle ressemble Ă une chaĂźne en or. - Elle est belle mais venimeuse. - Celle-ci ne ferait de mal Ă personne. Elle ne descend mĂȘme pas. En plus elle nous connaĂźt. Du reste elle se nourrit exclusivement dâinsectes. Elle est plutĂŽt utile tu sais. - Probablement. - On dit que lorsquâelle mord quelquâun elle ne lĂąche pas prise tant quâon nâa pas disposĂ© devant elle un plateau chargĂ© dâor. Est-ce une lĂ©gende - Sans aucun doute. Mais sa morsure est mortelle ça je le sais. - Nous avons un autre locataire dans le rĂ©duit de lâĂąne. Un beau serpent bariolĂ©. Il a fait son gĂźte chez lâĂąne. On dirait quâils sâentendent bien. Quand il me voit il ne bouge pas il nâa pas peur. Ses couleurs sont superbes bleu vert orange jaune et bien dâautres encore que sais-je Il est trĂšs long. Je nâen ai jamais vu un pareil. Ce nâest peut-ĂȘtre pas un reptile ordinaire mais un djinn. En tout cas il mange des rats. Heureusement quâil est lĂ pour nous en dĂ©barrasser. Le chat comme tu sais est gĂątĂ© il nâac- cepte pas nâimporte quoi. Il ne court mĂȘme plus aprĂšs les rats Et pourquoi en mangerait-il si habituĂ© quâil est aux mets dĂ©licats - HĂ© Câest mon chat Pourquoi mangerait-il des rats - Mais câest son rĂŽle - Eh non Son rĂŽle câest dâĂȘtre tout prĂšs de moi et de ronronner. Mais oĂč est-il passĂ© - Il dort Ă lâĂ©table. Tu le verras ce soir. Tu sais jâaime bien ce chat. NâĂ©coute donc pas ce que je dis. - Câest pour me taquiner ou pour rire - Ho Seulement il est tout noir. Pas la moindre tache blanche Or on dit que le diable est noir et quâun chat noir câest lâincarnation du dĂ©mon. - Sottises Un chat nâest pas plus le diable que le diable nâest un chat. Et un nĂšgre nâest pas un diable Câest un ĂȘtre humain de couleur Le diable est invisible les jnounsslide 16 16 Ă©galement. Un chat ou un nĂšgre sont bel et bien visibles. Les jnouns ou le diable peuvent frapper quelquâun quand ils le veulent il ne peut pas les voir. Il reçoit des coups câest tout. Mais un chat ne fait de mal Ă personne. Un nĂšgre si. Les coups du nĂšgre sont tordus Mais il existe des nĂšgres pacifiques. Câest rare trĂšs rare mais il y en a. Notre chat est un seigneur il est supĂ©rieur Ă un chien. Il nâa jamais attrapĂ© la gale lui. - Tu aimes ce chat autant que tu aurais aimĂ© un enfant nâest-ce pas - Je le considĂšre un peu comme un fils bien quâil ne soit pas de mon espĂšce. Mais ne dit-on pas que le ProphĂšte adorait les chats ... Oui jâai un faible pour lui câest humain. Et dire que les autres mĂ©prisent les animaux - Câest vrai Dans les campagnes du Nord les Arabes chassent les chiens Ă coups de pierre. Un Français sâen est offusquĂ©. Il mâa dit Vous autres vous ĂȘtes mauvais Vous persĂ©cutez les chiens. » Jâai rĂ©pondu que le chien Ă©tait une bĂȘte maudite un sournois un enragĂ© potentiel. Mais il a maintenu son jugement les Arabes sont mauvais parce quâils dĂ©testent les chiens. Il nâa pas tout Ă fait tort. Les Arabes haĂŻssent les chiens. Comme ils ne leur donnent rien Ă ronger les chiens se transforment en charognards et mĂȘme en tueurs. Bien des femmes imprudentes ont ainsi Ă©tĂ© dĂ©chiquetĂ©es et dĂ©vorĂ©es par des bandes de chiens errants. - Câest horrible - Oui. Quand je te dis que le Nord nâest pas vivable Il est malsain. - Mais nos chiens ne sont pas aussi sauvages. - Ce sont des chiens de berger des gardiens de troupeaux bien dressĂ©s. Ils mangent bien et font bien leur travail. Mais quand ils contractent la rage on est obligĂ© de les tuer et de les jeter dans un puits loin du village. Ă lâĂ©poque plusieurs familles avaient des troupeaux de chĂšvres et de moutons. Les bergers les sortaient Ă lâaube et les ramenaient le soir. CâĂ©tait tous les jours ainsi exceptĂ© pendant les fĂȘtes. Beau spectacle que celui du retour des bĂȘtes au crĂ©puscule. BĂȘlements cacophoniques odeurs fortes et puis la traite des femelles... On offrait du lait frais Ă tous ceux qui en voulaient. Sur leur passage les boucs et les chĂšvres en dĂ©fĂ©quant abandonnaient aussi la coquille dure des noix dâargan quâils avaient avalĂ©es et dont seule la peau avait Ă©tĂ© digĂ©rĂ©e. On glanait ces petites noix pour rĂ©cupĂ©rer lâamande amĂšre dont on extrayait cette huile rouge dâargan tant apprĂ©ciĂ©e des montagnards. Pour ce faire les femmes grillaient les amandes avant de les moudre au moyen dâune meule de grĂšs. Ensuite elles pressaient la pĂąte pour obtenir enfin cette huile parfumĂ©e unique au monde. Quant Ă la pĂąte sĂšche elle servait Ă enrichir la nourriture de la vache laitiĂšre. â Je dois tâapprendre une chose femme dit le Vieux. Une chose trĂšs importante. On est heureux ensemble nâest-ce pas â Oui mais sans enfants... â Bah Câest mieux ainsi. Dieu lâa voulu la lignĂ©e est finie. MĂȘme des rois ont subi ce sort. Jâai lu les Ăcritures et bien dâautres livres je sais ce que je dis. Sidna AĂŻssa 1 nâa pas laissĂ© de postĂ©ritĂ© Sidna Moussa 2 non plus. Et Sidna Mohammed 3 a perdu lâunique garçon qui lui Ă©tait nĂ©. Il nâa laissĂ© que des filles. Alexandre le Grand nâa rien laissĂ© du tout. Il mourut jeune de la malaria contractĂ©e dans les marais de lâIndus et ce sont ses gĂ©nĂ©raux qui ont dĂ©pecĂ© lâEmpire aprĂšs sa disparition. Il nâa donc laissĂ© que son nom qui brille toujours comme une Ă©toile vive au firmament du monde. Les Arabes lâappelaient Doulâ QarnaĂŻns 4 . Câest ainsi quâil est nommĂ© dans une sourate du Livre Saint 5 . Alors nous autres... Tu vois ça nâa vraiment pas dâimportance Et pourtant jâen connais qui se 1 - JĂ©sus-Christ. 2 - MoĂŻse. 3 - Le ProphĂšte. 4 - LâHomme Ă deux cornes. 5 - Le 17 17 lamentent maudissent et sâaigrissent Ă cause de leur stĂ©rilitĂ©. Parce que leur semence est nulle ils se croient maudits. HĂ© mais ce sont des fous. Dieu fait ce quâil veut. Et moi je suis content de mon sort. - Mais tu devais me dire quelque chose dâimportant lui rappela la vieille. - Ah oui Oui... Ce nâest rien. Je veux seulement te dire que ta conversation vaut celle dâun homme sensĂ©. Câest pourquoi ta prĂ©sence me rassure. Elle est agrĂ©able. Tout indique que tu mâĂ©tais prĂ©destinĂ©e. Dieu veuille quâon se retrouve dans lâautre monde aprĂšs le Grand Jugement car je ne veux pas dâautre houri que toi. Je ne suis ni un vicieux ni un polygame. On nâa pas de polygames ici mais on a des vicieux. On dit beaucoup de choses Ă propos dâUne-telle ou dâUntel... Moi je suis fidĂšle et je nâaime que toi ma vieille. Elle rit. - Tu ne mâen as jamais autant dit. - Câest 18 18 La premiĂšre maison de bĂ©ton apparut prĂšs du cimetiĂšre au lendemain de lâindĂ©pendance. CâĂ©tait une nouveautĂ© et son propriĂ©taire un commerçant de Casablanca invita tout le village Ă cĂ©lĂ©brer cet Ă©vĂ©nement. Il fit venir de loin des tolbas 1 qui rĂ©citĂšrent de longues sourates du Coran afin que cette demeure soit bĂ©nie et prĂ©servĂ©e des jnouns et des mauvais esprits qui pourraient remonter des entrailles de la terre afin de frapper de maux insolites ses habitants. Comme par hasard les premiĂšres automobiles firent aussi leur apparition. L ancienne piste fut prolongĂ©e de quelques kilomĂštres pour permettre aux nouveaux riches de se rendre jusque chez eux au volant de leur vĂ©hicule. Ils payĂšrent eux- mĂȘmes des terrassiers qui travaillĂšrent sans relĂąche au dĂ©blaiement du terrain propre Ă ce tracĂ©. Petit Ă petit lâaspect des lieux changeait. Les anciennes maisons dĂ©sertĂ©es commençaient Ă se ruiner. Une pierre tombait une autre suivait puis les murs cĂ©daient sous le poids des poutres. Les maisons qui se trouvaient tout en haut du village furent les premiĂšres Ă subir les consĂ©quences directes de cette modernitĂ© qui Ă©tait entrĂ©e ici du jour au lendemain sans crier gare. Des pompes Ă eau arrivĂšrent en mĂȘme temps. On entendait partout leur pĂ©tarade. Les femmes ne sâĂ©puisaient plus Ă tirer lâeau du puits Ă la force du poignet pour irriguer le potager. Les postes de radio inexistants jusque-lĂ cacophonĂšrent la nuit couvrant de leurs grĂ©sillements les bruits naturels des champs. Le vieux couple assista sans tristesse Ă ces Ă©vĂ©nements insidieux qui allaient transformer de fond en comble le paysage. BouchaĂŻb ne se plaignit pas mĂȘme de lâintempestive intrusion des radios car ceux qui en possĂ©daient habitaient loin de chez lui. Son havre Ă©tait restĂ© aussi calme quâauparavant. En fait rien ne le gĂȘnait de ce qui venait du Nord bien quâil continuĂąt Ă se rendre au souk Ă dos dâĂąne alors que des bus faisaient la navette. Je suis le gardien de la tradition » disait-il quand on abordait ce sujet en sa prĂ©sence. Et il ajoutait aussitĂŽt Tout Ă©volue sauf les mentalitĂ©s. Lâennuyeux câest quâelles ont plutĂŽt tendance Ă empirer. » Il nâĂ©tait dâailleurs pas le seul Ă se rendre au souk Ă dos dâĂąne en suivant les lacets sinueux du chemin muletier Ă travers la montagne au lieu de la route qui empruntait le cours de la vallĂ©e deux fois plus longue que ce parcours ancestral. Il y en avait mĂȘme qui faisaient tout ce chemin Ă pied. Il fallait seulement se lever tĂŽt et prendre la route pour arriver Ă destination avant lâembrasement du jour. Ă partir de dix heures en effet câĂ©tait dĂ©jĂ la fournaise. Les roches Ă©taient si chauffĂ©es que tout ce lieu chaotique irradiait une Ă©nergie insupportable. Les bĂȘtes sauvages elles-mĂȘmes prĂ©fĂ©raient lâobscuritĂ© profonde des grottes et des anfractuositĂ©s Ă la lumiĂšre aveuglante et torride du jour. Chemin faisant câĂ©tait toute une expĂ©dition les voyageurs Ă©changeaient des informations utiles sâenquĂ©raient du sort de lâun ou de lâautre bref Ă aucun moment on ne sâennuyait. On plaisantait mĂȘme HĂ© Moussa As-tu vu ton si joli turban tout neuf - Wah Quâa-t-il donc mon turban - Il est si beau quâil plaĂźt aux mouches. Elles font le voyage gratis lĂ -dessus. - Bah Les mouches voyagent comme nous. » Et lâon riait. Lâheure passait. Au souk on se sĂ©parait mais Ă midi on se retrouvait Ă la mĂȘme gargote autour du mĂȘme tagine de bouc. Une viande succulente car ces bĂȘtes ne consommaient pas de dĂ©chets mais les herbes et les aromates de la montagne. Le soir avant la nuit on rentrait au village en groupe. Ce nâĂ©tait pas fatigant. Ainsi pour certains prendre le car pour gagner du temps ne valait pas le coup. Il y aura toujours des chemineaux. Il y aura toujours des amoureux de la montagne » rĂ©pĂ©tait le Vieux Ă qui voulait lâentendre. Mais la plupart des jeunes avaient maintenant des bicyclettes et mĂȘme des vĂ©lomoteurs. Dâautres prenaient le car. Seuls les plus endurcis se retrouvaient entre eux une fois par semaine sur le mĂȘme chemin de la montagne. Ils Ă©taient heureux de leur sort et nâenviaient pas les autres. Que le monde Ă©volue ou craque ça ne nous dĂ©range pas nous sommes tout Ă fait libres de nos mouvements. Quant aux autres si le car les laisse en plan 1 - Ătudiants en 19 19 ils se voient contraints de passer la nuit au souk dans une gargote ou Ă la belle Ă©toile... »slide 20 20 Des annĂ©es passĂšrent donc ainsi apportant chacune plusieurs changements. Cependant les familles continuaient Ă cultiver la terre Ă entretenir les arbres Ă battre le blĂ© ou lâorge en Ă©tĂ©... Elles avaient encore des Ăąnes des mules et des vaches. La pluie Ă©tait au rendez-vous. La sĂ©cheresse et la dĂ©sertification nâĂ©taient pas encore signalĂ©es. Les grandes calamitĂ©s qui faisaient peur aux gens du Sahel et aux PrĂ©-sahariens Ă©taient encore loin. Au souk on nâachetait pas de lĂ©gumes car on en produisait chez soi. En revanche on sây approvisionnait en produits essentiels comme le pĂ©trole lampant le carbure de cal- cium le thĂ© vert seul le Vieux nâen achetait pas le sucre le sel la viande les dattes et dâautres produits inexistants au village tels que le tabac le hennĂ© les ustensiles manufacturĂ©s etc. Et mĂȘme lorsquâune boutique sâouvrit au village tout prĂšs dâun sanctuaire vĂ©nĂ©rĂ© et tout Ă cĂŽtĂ© de la seule medersa de la rĂ©gion mĂȘme alors on allait encore au souk car câĂ©tait lĂ quâaffluaient les marchandises innombrables et variĂ©es qui venaient du Nord. On avait le choix et lâon marchandait fermement faisant parfois tomber le prix dâune chose de moitiĂ© - ce qui plaisait mĂȘme aux marchands qui mĂ©prisaient visiblement ceux qui payaient sans discussion prĂ©alable. Au souk on pouvait aussi se faire faire une djellaba une gandoura et des souliers sur mesure. Bref ce grand marchĂ© hebdomadaire avait toujours Ă©tĂ© indispensable Ă lâĂ©quilibre Ă©conomique de la rĂ©gion. Aussi venait-on de loin pour y vaquer Ă ses affaires. Au village une petite minoterie commença de fonctionner. Les femmes qui jusque-lĂ moulaient lâorge chez elles ne tardĂšrent pas Ă prendre lâhabitude dây aller. Seule la vieille Ă©pouse de BouchaĂŻb continuait de moudre ses cĂ©rĂ©ales Ă la maison. Elle trouvait disait- elle plus de goĂ»t Ă la farine quâelle produisait elle-mĂȘme. - Mais tu te fatigues objectait le Vieux. - Oh non Ăa me maintient en forme au contraire. Regarde donc les autres elles vieillissent plus vite que moi parce quâelles ont de moins en moins Ă faire. Et quand elles sâinstallent chez leur mari en ville elles restent enfermĂ©es grossissent Ă force dâinactivitĂ© et de mangeaille graisseuse et elles tombent malades. Je plains ces Ă©poux qui se ruinent Ă payer des mĂ©decins et des mĂ©dicaments. Que ne les ont-ils donc pas laissĂ©es tranquilles ici - Chacun a son point de vue. Le tien nâest pas dĂ©nuĂ© de sens. Mais ces femmes se vantent de vivre mieux en ville quâici. LĂ -bas elles portent de lâor. Nâas-tu pas vu quâelles ressemblent Ă des bijouteries ambulantes Si un voleur les dĂ©pouillait ce serait un homme riche. - Tout ça câest du tape-Ă -lâoeil dit la vieille. - Du tape-Ă -lâ Ćil HĂ© Câest de lâor sonnant et trĂ©buchant. Je te rĂ©pĂšte que ces parvenues portent sur elles de vraies fortunes. As-tu toi un seul bijou en or - Non. - Eh bien Tu vois la diffĂ©rence. - Non je ne vois pas. Je suis mieux ainsi. Pourquoi mâexhiber comme une moins- que-rien Câest de la vanitĂ© de lâostentation que sais-je Je nâai jamais eu que des bijoux en argent pur. Câest noble et câest berbĂšre. Dâailleurs jâai des piĂšces rares qui valent plus cher quâun bijou en or tout neuf. Mes parures ont une histoire tandis que ce que portent ces parvenues comme tu dis nâen a aucune. Est-ce vrai - Certes. Comme je lâai toujours dit nous sommes les garants de la tradition. Mais veille bien sur ces piĂšces dâargent. Il y a des trafiquants dâobjets rares partout. Tout quitte le pays sâen va ailleurs on ne sait comment... mĂȘme les anciens coffres de bois. Il faut se mĂ©fier des camelots qui passent. Ce sont des pilleurs de patrimoine des rapaces et des menteurs. Ne leur montre surtout pas ce que tu possĂšdes. Ils seraient capables de te saigner pour lâavoir. Des mĂ©crĂ©ants Maudits soient-ils Des camelots passaient dans tous les villages de la rĂ©gion et comptant sur lâignorance des femmes ils acquĂ©raient Ă des prix vils des bijoux rares et dâautres objetsslide 21 21 dâart quâils revendaient cher Ă des collectionneurs Ă©trangers. On retrouvait ainsi chez les antiquaires dâEurope des piĂšces en provenance du Sud. Il y avait pire certains guides touristiques nâhĂ©sitaient pas Ă se transformer en trafiquants. Ils vendaient mĂȘme les vieux coffres prĂ©cieux lĂ©guĂ©s par leurs ancĂȘtres. Dâautres violaient carrĂ©ment les vestiges archĂ©ologiques et tel bloc erratique qui portait quelque gravure mythique fut souvent la proie des vandales qui en emportĂšrent des morceaux en ayant bien entendu dĂ©tĂ©riorĂ© lâensemble. De sorte que ce tĂ©moignage unique mutilĂ© demeure Ă jamais informe. BouchaĂŻb avait donc mille raisons de mettre en garde son Ă©pouse contre les camelots et leur engeance. Un de ses amis qui voyageait beaucoup lui avait offert une piĂšce de monnaie dâargent frappĂ©e sous le rĂšgne de Moulay Hassan I. Il lâavait acquise au marchĂ© aux puces de la porte de Clignancourt Ă Paris. Le Vieux apprit aussi que des sacs de ces piĂšces avaient pris depuis longtemps la route dâEurope. On nâen retrouvait plus que dans les anciens colliers des femmes de lâAnti-Atlas. Les mĂšres transmettaient Ă leurs filles ces colliers sacrĂ©s de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. - HĂ© Câest que des bandits dâun genre nouveau sont apparus depuis lâindĂ©pendance. Il faut se MĂ©fier femme. - Je nâouvre jamais ma porte aux camelots. Je suis prudente moi. - Câest bon Je disais cela pour que tu saches que les temps ont changĂ©. Il y a bien plus de gredins quâavant. Un bandit dâautrefois Ă©tait plus honorable que la crapule de nos jours. Dieu seul sait oĂč lâon va. Les gens ne sont plus eux-mĂȘmes. Ils ne respectent plus que lâargent. Lâargent encore lâargent. Ils vendraient tout pour de lâargent. Câest le culte du Veau dâor Comme les choses vont vite Le monde court Ă sa perte. On va bientĂŽt renier pĂšre et mĂšre pour de lâor... Mais les biens de ce monde ne sont pas durables. Ils sont pĂ©rissables comme le monde. Seule compte la foi la foi inĂ©branlable des Anciens. LĂ -dessus on passait Ă autre chose. Le vieux couple assistait aux changements rapides sans en prendre ombrage. Cela ne lâintĂ©ressait pas apparemment. Dâautres maudissaient ces temps nouveaux cette jeunesse dĂ©pravĂ©e qui nâallait plus Ă la mosquĂ©e et qui osait sâaffranchir des vieux interdits en introduisant lâalcool et autres produits prohibĂ©s dans le village. En plein Ă©tĂ© un vieux bonhomme avait remontĂ© dâun puits une caisse de biĂšre... Croyant que câĂ©tait de la limonade il en but une puis une autre et ainsi de suite jusquâĂ lâivresse. A son habitude il se rendit Ă la mosquĂ©e pour la priĂšre. Mais lĂ il fit scandale. Il blasphĂ©ma et traita durement lâimĂąm les ancĂȘtres et le ProphĂšte. Plus tard on dĂ©couvrit la raison de sa brusque folie et on lui pardonna. Mais on dut le soigner car cette cuite lâavait rendu malade. On sut que câĂ©taient des jeunes gens du village en vacances dâĂ©tĂ© qui avaient mis la caisse de biĂšre Ă rafraĂźchir dans le puits. Mais le vieillard lâavait rĂ©cupĂ©rĂ©e avant eux... Cette histoire fit rire le vieux couple qui trouvait finalement beaucoup dâesprit Ă ces jeunots nĂ©s ici mais changĂ©s par la ville. Ils rĂ©ussiront peut-ĂȘtre mieux que dâautres dans la vie dit le Vieux. En tout cas ils ont de lâaudace. » Sa femme qui ne connaissait ni la ville ni ce genre dâindividus Ă©coutait sans commentaire. Mais chaque fois quâelle repensait au vieux soĂ»lographe malgrĂ© lui elle Ă©clatait dâun rire qui se transformait vite en une quinte douloureuse. Elle devait prendre mainte potion balsamique pour lâarrĂȘter. En tant quâanflouss BouchaĂŻb aurait dĂ» dĂ©noncer le comportement de ces jeunes gens irrespectueux des coutumes. Il nâen fit rien. Il avait lui-mĂȘme pas mal picolĂ© lorsquâil errait aprĂšs un avenir insaisissable de bourg en bourg et de ville en ville affamĂ© presque nu les yeux fiĂ©vreux et lâhaleine fĂ©tide. Combien de fois nâavait-il pas trouvĂ© la paix dans lâalcool et ses adjuvants hein Il buvait alors la mahia des juifs car le vin Ă©tait interdit aux musulmans. Seuls les EuropĂ©ens et leurs sĂ©ides y avaient droit. Mais on pouvait aisĂ©ment se procurer du whisky dans les bases amĂ©ricaines. Il suffisait de connaĂźtre un ouvrier du coin. On pouvait mĂȘme y acheter des armes lĂ©gĂšres. Une base amĂ©ricaine Ă©tait alors comme un marchĂ© libre une vraie passoire Ayant expliquĂ© Ă sa femme pourquoi il nâen voulaitslide 22 22 pas Ă ces jeunes gens il ajouta - AprĂšs tout sâils boivent câest la faute de leurs parents qui vendent du vin dans leurs Ă©piceries. HĂ© Câest quâon sâenrichit vite en vendant du vin et des alcools aux Arabes. Les Arabes boivent beaucoup plus que tous les autres. Ils engloutissent toutes leurs Ă©conomies dans la boisson. Ils font des stocks chez eux pour passer le ramadan ou les fĂȘtes religieuses... Un Arabe boit pour fuir la rĂ©alitĂ©. Il se drogue et il boit. Depuis peu les Chleuhs suivent la mĂȘme pente. Ils appellent ça la modernitĂ©. Autrement dit qui ne boit pas nâest pas moderne. Câest un dĂ©bile un rebut de lâhistoire humaine un attardĂ© mental un moins-que-rien en somme... Câest lumineux comme prĂ©jugĂ© hein Mais une chose en entraĂźnant forcĂ©ment une autre beaucoup de ceux qui sâadonnent Ă lâalcoolisme font faillite et se clochardisent. Nâentends-tu pas dire souvent Untel a bouffĂ© son fonds de commerce » HĂ© Câest quâil a tout liquidĂ© en alcool et en putes voilĂ ce quâil faut entendre par lĂ . Au souk mĂȘme le vin est en vente sous le manteau. Ne sâen procurent que ceux qui ne peuvent pas sâen passer. Ceux-lĂ se cachent pour siffler leur bouteille. On ne les voit jamais dehors quand ils ont bu. Ils risqueraient six mois de prison pour ivresse publique. Aussi se terrent-ils comme des rats pour sâenivrer entre copains. Mais parfois ça se termine mal trĂšs mal. Il y a eu un meurtre au souk il nây a pas si longtemps un meurtre liĂ© Ă lâalcoolisme. Une beuverie suivie dâune bagarre... On sâĂ©tait battu pour des broutilles. Tu vois Ăa c â est la modernitĂ© Il est dit dans les Ăcritures saintes Tu ne tueras point. » Mais lâhomme n â en fait quâĂ sa tĂȘte il tue il vole il ment. Il tue parce qu â il a peur. Il a tout le temps peur de tout y compris de lui-mĂȘme. Au souk il y a toujours eu des prostituĂ©es. Ce n â est donc pas une nouveautĂ©. Au village mĂȘme il y en a une ou deux... la plus connue c â est la veuve Unetelle... Le monde nâa jamais Ă©tĂ© propre. Alors... - Tout ça ne tâalarme donc pas dit la vieille. - Non Pas du tout... Le Temps est le principal acteur de lâHistoire. Il modĂšle les uns et les autres selon ses caprices. Tu vois comme il change tout au fur et Ă mesure. Rien ne lui rĂ©siste aucun ĂȘtre aucune chose. Allah est le plus grand Wa Salam - Jâai remarquĂ© que tu Ă©crivais quelque chose. C â est quoi donc - Oh De la poĂ©sie berbĂšre. - Mais tu nâes pas un raĂŻss 1 tu n â as pas dâinstrument de musique. - HĂ© La poĂ©sie est en elle-mĂȘme une musique. Elle n â a besoin que de ses propres rythmes affirma le Vieux. - Et quâest-ce que tu comptes faire de ces Ă©crits - Ho rien. - Pourrais-tu mâen dire un Une autre fois. 1 - PoĂšte et chanteur 23 23 Ils Ă©taient une fois de plus sur la terrasse. LâĂ©tĂ© tirait presque Ă sa fin. Les moissons avaient Ă©tĂ© bonnes la rĂ©colte des olives et des amandes aussi. Comme toujours la vieille prĂ©parait son tagine pendant que le Vieux fumait et sirotait du thĂ©. Et comme toujours en Ă©tĂ© lâespace Ă©tait splendide. Des mil-liards dâĂ©toiles illuminaient le firmament. De temps Ă autre une mĂ©tĂ©orite fendait lâatmosphĂšre en un trait rouge qui sâĂ©vanouissait rapidement. Dieu est en train de lapider le Diable... » disaient les Anciens Ă la vue de ces phĂ©nomĂšnes cosmiques. BouchaĂŻb ne croyait pas Ă cela. Il connaissait bien lâastronomie. Il avait lu tant et tant de livres quâil eĂ»t Ă©crit lui-mĂȘme si le sort ne sâen Ă©tait mĂȘlĂ©... Mais il ne regrettait rien. Ses poĂ©sies berbĂšres quâon lirait peut-ĂȘtre un jour Ă©taient son unique plaisir. Mais qui sâoccupait de la poĂ©sie berbĂšre Il Ă©crivait donc pour lui-mĂȘme comme lâavaient fait certains fqihs dont on dĂ©couvre aujourdâhui seulement les oeuvres poĂ©tiques. Mais câĂ©taient des soufis. BouchaĂŻb avait confiĂ© quelques copies de ses poĂšmes Ă lâimam de la medersa qui les avait lus et aussitĂŽt rangĂ©s avec dâautres manuscrits dans sa bibliothĂšque. Cet imam avait dit Ces poĂ©sies sont belles un trĂ©sor pour le futur. Rien ne se perd. En as-tu dâautres - Non. Tout est lĂ . - Câest bon. » Le fumet du tagine embaumait lâair. Le chat noir mort depuis longtemps avait laissĂ© sa place Ă un autre chat roux celui-lĂ . Un chat fauve semblable Ă une boule de feu. Il nâavait pas connu son prĂ©dĂ©cesseur mais il se comportait exactement comme lui. Il adorait ses maĂźtres qui le gavaient. Le chat sentait lâaffection quâils avaient pour lui. Il ne manquait donc aucune occasion de faire montre de la sienne Ă leur Ă©gard. Il les considĂ©rait comme des ĂȘtres lui appartenant en propre. Il se frottait Ă leurs jambes pour marquer son territoire exclusif ronronnait tout prĂšs dâeux quand ils Ă©taient couchĂ©s chassait dâun coup de patte un Ă©ventuel scorpion et les autres insectes qui sâaventuraient par lĂ . Bref il Ă©tait un aussi bon gardien quâun chien dressĂ©. Dans la journĂ©e il mangeait peu et pour fuir la canicule il se rĂ©fugiait chez la mule que lâancien Ăąne Ă©tant mort BouchaĂŻb avait acquise pour le remplacer. Celle-ci acceptait la prĂ©sence du chat dans son rĂ©duit sombre oĂč pas un rayon de lumiĂšre ne parvenait. Il dormait lĂ jusquâau crĂ©puscule ensuite il rejoignait le vieux couple sur la terrasse. Cette nuit-lĂ le chat ne dormit pas avec eux. Il Ă©tait inquiet mal Ă lâaise. Il goĂ»ta Ă peine Ă sa pitance. Ă un moment il disparut carrĂ©ment. Ce chat est peut-ĂȘtre malade » pensĂšrent les deux vieux puis ils lâoubliĂšrent. Ils dĂźnĂšrent priĂšrent et se couchĂšrent. Au milieu de la nuit ils furent rĂ©veillĂ©s en sursaut par des secousses sismiques violentes. Une crainte supersti- tieuse les Ă©treignit mais ils se calmĂšrent et avant de se rendormir le Vieux dit Ce nâest quâun tremblement de terre. Il peut avoir des rĂ©pliques. Allez dormons... » Le lendemain on commenta cet Ă©vĂ©nement Ă la mosquĂ©e. On apprit un peu plus tard que la ville dâAgadir avait Ă©tĂ© complĂštement dĂ©truite. On y ramassait beaucoup de cadavres et beaucoup de survivants et de morts Ă©taient encore sous les dĂ©combres. Dans le village mĂȘme pas un seul mur nâavait bougĂ©. Mais les gens sortaient dâune frayeur Ă©trange et mĂȘme les plus endurcis allĂšrent faire des offrandes aux cheiks locaux. Une peur sourde et inexplicable sâĂ©tait brusquement saisie de ces gens dâordinaire insouciants. On recommençait Ă craindre lâau-delĂ Ă visiter la tombe des ancĂȘtres et on priait Ă lâheure dite en demandant Ă Dieu dâĂ©tendre sa protection sur le village et la famille. Au-delĂ de la montagne du cĂŽtĂ© de lâocĂ©an une ville avait Ă©tĂ© rayĂ©e de la carte en quelques secondes. Des esprits dâun autre Ăąge commentĂšrent Ă leur maniĂšre ce tremblement de terre. Ils rappelĂšrent Ă qui voulait lâentendre la destruction de Sodome et Gomorrhe et ils affirmĂšrent quâAgadir Ă©tait le berceau mĂȘme de la luxure et de la sodomie que le touriste europĂ©en nây venait que pour satisfaire ses perversions sexuelles et dĂ©voyer une jeunesse oisive queslide 24 24 lâargent facilement gagnĂ© tentait plus que les Ă©tudes ou le travail honnĂȘte. Ils mettaient en cause les autoritĂ©s laxistes et les parents qui profitaient de cette aubaine sans poser la moindre question... Ils prophĂ©tisaient des lendemains Ă©prouvants Ă cette jeunesse irrespectueuse et dĂ©pravĂ©e qui se livrait Ă lâalcoolisme la drogue et la prostitution sans retenue et sans honte. Oui mĂȘme les Chleuhs ont changĂ© disaient-ils. Ils ont succombĂ© Ă lâargent qui est le vĂ©ritable instrument dâIblis - quâil soit mille fois maudit » En fait tout le monde pensait la mĂȘme chose sauf le vieux BouchaĂŻb qui en savait un bout sur les mĂ©canismes sismologiques et autres phĂ©nomĂšnes naturels. Mais il nâintervint pas dans la polĂ©mique sachant quâil ne pouvait pas convaincre des gens bornĂ©s qui mĂȘlaient souvent religion et superstition histoire et lĂ©gendes etc. Ă sa femme pourtant qui lâĂ©coutait avec ferveur quand il abordait un sujet difficile il expliqua la sismicitĂ© des sols et le pourquoi dâune telle catastrophe. Quand il eut fini elle hocha la tĂȘte et dit - Oui mais Dieu sâest servi de cette force quâil a lui-mĂȘme créée pour chĂątier ces mĂ©crĂ©ants. BouchaĂŻb Ă©clata de rire et rĂ©torqua - AprĂšs tout câest possible. Pourquoi pas Si Dieu a créé de tels phĂ©nomĂšnes câest bien pour quâils servent quelque cause obscure. Mais lâignorance est aussi malsaine que la mĂ©crĂ©ante. Le ProphĂšte a bien dit Ă gens Allez chercher le savoir jusquâen Chine. Dieu Seul est Omniscient. » Lâhomme quant Ă lui naĂźt tout nu ajouta BouchaĂŻb. Il est faible et ignorant. Il doit tout apprendre pour se construire une personnalitĂ© et vivre pleinement. Ceux qui parlent de chĂątiment suprĂȘme Ă propos dâAgadir ne sont que des ignorants. Ils nâont jamais ouvert un livre jamais rien lu. Dâailleurs ils ne savent ni lire ni Ă©crire. Il ne faut surtout pas les croire. Pour eux il nây a que la magie et la religion mais comme ils ne connaissent ni lâune ni lâautre ils tĂątonnent et dĂ©bitent des stupiditĂ©s. Câest cette espĂšce de crĂ©dulitĂ© qui empĂȘche le commun dâĂ©voluer. Il refuse lâĂ©vidence. Tu lui dis Cet engin qui brille en passant au-dessus de nous toutes les nuits câest le Spoutnik que les Russes ont lancĂ© dans lâespace. Il fait le tour de la Terre en Ă©mettant des bip-bip. » Mais lâignorant hausse les Ă©paules et rĂ©pond HĂ© Tu te moques de moi Câest un dĂ©mon qui fait sa tournĂ©e. » VoilĂ oĂč on en est. Tu sais beaucoup de nations sont en avance sur nous. Nous sommes en queue du peloton. Nous ne parvenons pas Ă nous accrocher ni Ă nous accorder avec les autres. Cette course effrĂ©nĂ©e nous semble pĂ©nible. On dirait quâelle nâest pas faite pour nous. HĂ©las depuis 1492 les Arabes reculent. Ils vivent toujours dans un passĂ© mythique. Mais oĂč sont donc passĂ©s les Almoravides les Almohades ces grands ancĂȘtres Ibn Khaldoun lâa bien dit Ida ouribat khouribat wa ida khouribat lam touskan 1 . » Ibn Khaldoun Un grand déçu de lâHistoire. Il a vĂ©cu la chute des Arabes lui. Il en a souffert plus que tout autre. Cette conversation ou plutĂŽt ce monologue Ă©coutĂ© par la vieille femme avec une curiositĂ© non feinte seyait parfaitement Ă lâendroit Ă cette terrasse fraĂźche et tranquille de la vĂ©nĂ©rable demeure oĂč le couple sâinstallait dĂšs le crĂ©puscule pour dĂźner et dormir Ă la belle Ă©toile sans ĂȘtre agressĂ© par ces myriades de moustiques qui infestaient le torrent dont les eaux stagnantes encore investies par des grenouilles des poissons des sangsues et des dytiques attendaient dans les creux rocheux et sous lâombrage des branches qui les prĂ©servait tant bien que mal des effets de la canicule un hypothĂ©tique orage capable de les regonfler... mais il tardait Ă venir malgrĂ© le passage frĂ©quent de gros nuages noirs... Les hommes les bĂȘtes la terre assoiffĂ©e et brillante toute la CrĂ©ation semblait en attente. Une nuit cependant les vannes du ciel sâouvrirent si vite que le vieux couple eut Ă peine le temps de dĂ©mĂ©nager ses affaires dans une antichambre voisine. Mais il Ă©tait heureux bien que trempĂ© jusquâaux os. Lâorage grondait sur. la montagne qui en propageait le bruit assourdissant et la pluie tomba sans discontinuitĂ© jusquâau matin. Tous les puits et les cours dâeau Ă©taient pleins. La nature paraissait nettement revivifiĂ©e 1 - Quand une maison ou une nation est arabisĂ©e elle se dĂ©labre et quand elle est dĂ©labrĂ©e elle nâest pas 25 25 aprĂšs des chaleurs si dures que mĂȘme les arbres les plus tenaces avaient commencĂ© Ă sâĂ©tioler. Lâon craignait que la saison fĂ»t mal engagĂ©e et certains vieux se rappelaient les grandes sĂ©cheresses dâautrefois la disette les maladies le dĂ©sespoir des ĂȘtres et des choses. Cette dĂ©solation qui plaquait sur le paysage un masque de mort aussi sinistre que la face de MĂ©duse. Seuls les gens qui dĂ©pendaient Ă©troitement de la production di sol Ă©taient concernĂ©s par les changements climatiques. Ceux qui ne revenaient du Nord que pour un bref sĂ©jour ignoraient ces prĂ©occupations. Il y a de tout au souk disaient-ils. Pourquoi sâentĂȘter Ă toujours gratter une terre pierreuse qui ne donne pas grand-chose quâil pleuve ou pas » Ceux-lĂ achetaient leur pain chez le boulanger ils ne peinaient pas pour en fabriquer. Le paysan du Sud devait labourer semer suer moissonner et battre lâorge avant dâavoir du pain ou du couscous. Il vivait de sa terre et nâavait pas dâautre revenu comme le citadin qui semblait ignorer la misĂšre dont il Ă©tait lui-mĂȘme issu. Un com- merçant de Casablanca ou de Tanger qui se pavanait chaque Ă©tĂ© dans son village natal et dont chaque geste paraissait dire HĂ© Mâas-tu vu Moi jâai rĂ©ussi » Un vrai tarĂ© aux yeux de ce pauvre paysan qui disputait Ă la terre rude sa maigre subsistance et qui en rĂ©ponse et pour lui seul disait tout bas Je vis proprement sainement. Moi je ne mange pas le poison des villes et je ne vais pas chez le mĂ©decin pour soigner mon estomac ou mon foie... » MĂȘme le vieux BouchaĂŻb qui pourtant en avait vu dâautres mĂ©prisait ces gens qui venaient faire Ă©talage de leur fortune si rapidement acquise et qui distribuaient lâaumĂŽne au compte-gouttes... Ces parvenus sentaient encore lâindigence Ă plein nez chose dont ils ne pouvaient pas se dĂ©barrasser comme dâune vieille dĂ©froque. Elle les avait si bien marquĂ©s quâelle les tenaillait si ancienne fĂ»t-elle elle les poussait mĂȘme Ă suspecter tout le monde. Aussi ne donnaient-ils jamais rien de bon coeur. Ils avaient peur de tout perdre et de retomber dans la misĂšre de jadis. Ils se revoyaient pouilleux en hardes se grattant jusquâau sang en des jours qui se prolongeaient indĂ©finiment dans la clartĂ© fauve du soleil affamĂ©s assoiffĂ©s et nâayant dâautre ressource que la patience. Mioches sales morveux et criards engoncĂ©s dans une laine grossiĂšre mitĂ©e dix fois raccommodĂ©e certains suçaient des boulettes de terre malgrĂ© les admonestations dâune mĂšre ou dâune tante qui nâavaient rien Ă leur donner pas la moindre petite galette et dâautres grignotaient nâimporte quoi mĂȘme des bouts de bois... CâĂ©tait presque la famine. Lâangoisse taraudait les corps. On mourait vite. Chaque jour on enterrait des nourrissons car les mamelles Ă©taient sĂšches tout comme la glĂšbe... et le ciel limpide dĂ©sespĂ©rĂ©ment bleu un dĂ©fi Ă toute vellĂ©itĂ© de vie Ă toute espĂ©rance. VoilĂ pourquoi ces parvenus qui connaissaient Ă prĂ©sent le luxe Ă©taient si prĂšs de leurs sous. Si les autres ces paresseux avaient fait la mĂȘme expĂ©rience que nous nous serions tous Ă©gaux et nul ne serait obligĂ© de nous regarder de travers pensaient-ils. Tous les ans nous donnons la zakat et nous rĂ©glons nos impĂŽts Ă lâĂtat câest suffisant HĂ© Le reste est pour nous et nos enfants. Que chacun sâassume que diable Nous ne sommes pas responsables des autres ces fainĂ©ants barbares qui nous Ă©gorgeraient bien sâils le pouvaient Ils nâont quâĂ travailler eux aussi Le pays est si riche il y en a pour tout le monde Personne ne crĂšve plus de faim comme autrefois. Quand on donne du pain au mendiant il vous toise avec mĂ©pris car ce quâil veut câest de lâargent. Beaucoup de paresseux sâenrichissent de la sorte... La mendicitĂ© est devenue un mĂ©tier une affaire comme une autre qui tourne bien... Voyez Il y a partout des mendiants aux feux rouges dans les cafĂ©s... Ils embĂȘtent tout le monde. Avec eux on nâest pas tranquille. Si on ne donne rien on est copieusement insultĂ©. Câest trĂšs lucratif. LâĂtat nâa quâĂ balayer cette racaille. Ăa finit par gĂȘner mĂȘme les touristes. Il y en a assez de voir cette vermine souiller nos belles citĂ©s. Oui On ne voit plus les mendiants dans les quartiers populaires mais lĂ oĂč lâargent circule en ville et mĂȘme Ă lâentrĂ©e des banques. Et que dire de ces femmes qui louent des gamins Ă la journĂ©e pour mendier Elles les droguent pour quâils ne pleurent pas. Certaines traĂźnent avec elles deux ou trois gosses... Elles nâhĂ©sitent pas Ă entrer dans les bars sachant quâun type qui boit a forcĂ©ment la fibre sentimentale sensible. TantĂŽt on donne tantĂŽt on ne donne pas. Câestslide 26 26 une question dâhumeur... » Ainsi justifiaient-ils leur refus catĂ©gorique de distribuer lâaumĂŽne Ă tout bout de champ et Ă nâimporte qui. Oui oui reconnaissait-on mais ici au village il nây a pas de mendicitĂ© organisĂ©e. Il y a des pauvres pourtant qui ne tendent pas la main. Il faudrait les aider dâune façon ou dâune autre. » Ceux-lĂ nous les aidons. Chaque annĂ©e ils perçoivent leur part de la zakat. Que veulent-ils de plus Nous sommes certes riches mais nous ne sommes pas lâĂtat. Or seul lâĂtat a les Ă©paules assez robustes pour supporter ce poids considĂ©rable. » Au fil des annĂ©es les villes grossissaient de lâapport dâune dĂ©ruralisation accĂ©lĂ©rĂ©e consĂ©cutive aux mauvaises conditions climatiques ou tout simplement Ă lâappel irrĂ©sistible de la grande citĂ© qui obnubilait une jeunesse rĂȘveuse la poussant Ă abandonner la terre natale pour courir aprĂšs la fortune dans les faubourgs de ces mĂ©gapoles trĂ©pidantes. Et câĂ©taient ces jeunes gens-lĂ qui devenaient des dĂ©linquants et des meurtriers car ne trouvant aucun emploi et nâayant appris aucun mĂ©tier ils devaient voler agresser les autres et mĂȘme tuer pour se nourrir. Tous se droguaient afin dâoublier quâils Ă©taient de ce monde. Dâautres sâenivraient Ă lâalcool Ă brĂ»ler et les plus jeunes qui nâavaient pas encore atteint lâadolescence inhalaient des solvants et des colles fortes qui dĂ©truisaient irrĂ©mĂ©diablement leurs neurones. Il y avait partout de ces enfants qui vivotaient dans les rues au milieu dâune population 27 27 Les communications allant trĂšs vite je vieux BouchaĂŻb Ă©tait bien sĂ»r au courant de ce qui se passait dans les villes mais il nây remettrait pas les pieds pour tout lâor du monde. MalgrĂ© les changements intervenus au cours des annĂ©es le village restait encore un coin de paradis oĂč la tempĂȘte universelle ne parvenait pas Ă rompre cet Ă©quilibre immĂ©morial qui semblait Ă©maner des roches et imprĂ©gnait la conscience des hommes dâune foi en la vie plus forte que toute autre tentation... Seuls de jeunes Ă©cervelĂ©s voulant imiter Ă tout prix leurs aĂźnĂ©s allaient se perdre ailleurs abandonnant Ă la friche les terres qui les avaient nourris et vu grandir... Lâancienne solidaritĂ© nâexistait plus depuis lâindĂ©pendance. Ils devaient se dĂ©brouiller tout seuls pour trouver un emploi. La plupart devenaient garçons de cafĂ© chasseurs dâhĂŽtel. Dâautres rĂ©ussissaient Ă quitter le pays pour la France la Belgique ou la Hollande. Ceux-lĂ revenaient chaque annĂ©e au volant dâune nouvelle voiture quâils revendaient Ă bas prix avant de repartir. En un mois de vacances fĂ©briles ils dĂ©pensaient toutes leurs Ă©conomies. Les plus futĂ©s ne revenaient pas au pays ils investissaient leur pĂ©cule dans le commerce. Les plus entreprenants sâĂ©taient enrichis au fil des ans. Dâaucuns avaient acquis des plantations dâagrumes facilement exportables dans la vallĂ©e du Souss. Ils revenaient parfois mais ils ne sâattardaient pas. Ils Ă©taient devenus des hommes dâaffaires pas des immigrĂ©s ordinaires. AprĂšs des annĂ©es dâusine ils avaient rĂ©ussi Ă voler de leurs propres ailes et ce bien avant les annĂ©es de rĂ©cession et de chĂŽmage qui laissaient la majoritĂ© des expatriĂ©s dans un Ă©tat de dĂ©sespoir sans bornes. Incapables de se recycler ils dĂ©pendaient entiĂšrement de lâassistanat des allocations familiales et autres aides ponctuelles que les mairies allouaient aux familles plĂ©thoriques. Ils Ă©taient passĂ©s du tiers-monde au quart-monde sans mĂȘme sâen rendre compte. CondamnĂ©s Ă subir leur dĂ©chĂ©ance en Europe ils ne pouvaient plus revenir au pays dâoĂč ils Ă©taient partis un beau matin pleins dâespĂ©rance et rĂȘvant dâun avenir dorĂ© oĂč tout serait facile vu quâils gagneraient des sommes colossales pensaient-ils. Mais les annĂ©es passant sans rien apporter dâautre quâune misĂšre Ă peine dĂ©guisĂ©e ils durent dĂ©chanter et oublier pourquoi ils sâĂ©taient exilĂ©s. Leurs enfants incultes comme eux rééditĂšrent le mĂȘme topo en lâamplifiant. Ils constituaient dĂ©sormais lâessentiel de la population dĂ©linquante et carcĂ©rale des pays dâEurope car le trafic de stupĂ©fiants et le vol Ă©taient le seul mĂ©tier oĂč ils excellaient. Un mĂ©tier Ă la portĂ©e des exclus de la sociĂ©tĂ© industrielle qui rejetait ces indĂ©sirables en des banlieues surpeuplĂ©es dangereuses et sinistres. - Ces enfants nĂ©s en Europe sont les pires qui soient dit le vieux BouchaĂŻb. Ils ne respectent mĂȘme pas les morts. Jâen ai vu une bande qui profanait les tombes. Ils ne parlent mĂȘme pas notre langue. Quâest-ce que je pourrais bien leur dire Parler Ă leur pĂšre Je nâai plus le temps de mâoccuper de ça. Dâailleurs je suis blasĂ© et fatiguĂ©. Que ces garnements tombent donc un jour sur une de ces vipĂšres noires qui infestent les tertres et on rira bien Il paraĂźt quâon ne survit pas plus dâune heure Ă leur morsure... - Mais ils ne font pas que cela dit la vieille. Ils saccagent aussi les cultures du cĂŽtĂ© de la riviĂšre. - Et que font donc les propriĂ©taires - Ils ont portĂ© plainte. Le pĂšre paiera sĂ»rement une amende. Tu connais leur pĂšre - Je lâai connu tout mioche. CâĂ©tait alors un bon petit gars. - Mais ses enfants... - Ce ne sont pas ses enfants vu quâils sont nĂ©s en France. Ils ressemblent Ă tous les voyous du monde. Tu vois les parents nâont plus aucun pouvoir sur leur progĂ©niture. - Dieu nous prĂ©serve de ces diablotins dit la vieille. - Nous ne risquons plus rien nous autres. Nous avons mieux vĂ©cu que ces parents qui ont semĂ© Ă tout-va sans savoir oĂč cela pourrait les mener. Beaucoup sâen sont mordu les doigts. Nâa pas une bonne progĂ©niture qui veut. Allons chercher les petits os des vieux » ont dit ces chenapans en courant dans le cimetiĂšre et en donnant des coups de pied dans les tertres. Du jamais-vu Ils nâont mĂȘme pas peur de la mort et encore moinsslide 28 28 de ses symboles Ils se conduisent tout Ă fait comme des charognards. Je me demande ce quâon leur apprend lĂ -bas dans les Ă©coles. Cette bande dâenfants venus de France pour seulement un mois de vacances et pour connaĂźtre le village de leur pĂšre Ă©tait mal vue par les autochtones. Elle Ă©tait turbulente et ne comprenait pas lâidiome local. Il nây avait entre ces gamins et les gens aucune communication. En outre ils causaient des dĂ©prĂ©dations au prĂ©judice des cultivateurs. Ils arrachaient des fruits des tomates des aubergines sans aucun discernement... et ils emportaient cela comme un butin de guerre. Le plus ĂągĂ© avait Ă peine quatorze ans. CâĂ©tait lui le meneur Je connais la tombe Ă grand-mĂšre. Allons-y Je prendrai un petit os comme ça il montra son pouce comme souvenir. Je le mettrai dans un tube de verre comme une relique. Jâai dĂ©jĂ vu ça dans les Ă©glises. » Ils se rendirent donc au cimetiĂšre et ils se mirent aussitĂŽt Ă gratter les tertres avec des bouts de bois. Ă ce moment-lĂ le vieux BouchaĂŻb passait dans les parages. Ils le regardĂšrent effrontĂ©ment sans cesser de fouiller... Le Vieux les maudit cent fois lui que le nom seul du cimetiĂšre effrayait lorsquâil Ă©tait enfant. Il ne sâarrĂȘta pas et ne leur dit rien. Dâailleurs ils parlaient une langue Ă©trangĂšre. Une langue quâil comprenait Ă peine. Une langue de dĂ©mon sans doute. Ăa nâĂ©tait pas le français quâil avait baragouinĂ© Ă la caserne ni celui parlĂ© par les Ă©piciers de Casablanca. CâĂ©tait le langage obscur dâun autre monde une sorte dâargot en somme. Est-ce que leurs parents les comprennent au moins sâĂ©tait-il demandĂ©. Je nâen suis pas si sĂ»r. »slide 29 29 Lâhiver commença par des rafales de vent qui balayaient la vallĂ©e avec une violence telle que certains palmiers lĂ©gendaires furent abattus comme des fĂ©tus de paille. La tempĂȘte faisait rage et personne nâosait sortir. Les bĂȘtes et les hommes restaient cloĂźtrĂ©s et toutes les portes et les fenĂȘtres closes. Un froid glacial sâĂ©tait soudain rĂ©pandu car il avait abondamment neigĂ© sur les hauteurs. On entendait le bruit ronflant du torrent principal et de ses affluents quand le vent tombait. Cette musique Ă la fois sourde et rĂ©gu- liĂšre aux rythmes multiples divertissait ceux qui ne comptaient que sur la terre pour vivre. Quand on se hasardait Ă monter sur la terrasse on voyait au loin scintiller la grande cascade du djebel Lekest dont la chute vertigineuse finissait six cents mĂštres plus bas entre deux villages accrochĂ©s au mont comme des arapĂšdes. Les routes Ă©taient coupĂ©es lĂ oĂč passaient les cours dâeau et oĂč nâexistait pas de pont. Aussi ne voyait-on plus aucune automobile. On Ă©tait isolĂ© du reste du monde car personne nâallait au souk. On attendait une accalmie terrĂ© chez soi devant un feu de kanoun pĂ©tillant qui enfumait la maison. Le temps sâĂ©coulait sans que lâon sâen prĂ©occupĂąt le moins du monde. Comme la tourmente ne durait guĂšre plus de quelques jours on prĂ©fĂ©rait rester bloquĂ© bien Ă lâabri plutĂŽt que dâaller se risquer Ă lâextĂ©rieur. Beaucoup dâimprudents avaient perdu la vie de cette maniĂšre. Certains dâavoir bravĂ© le torrent en crue... Dâautres furent assommĂ©s par la chute dâun arbre ou dâune grosse pierre. On Ă©tait constamment en danger au-dehors lorsque la nature se dĂ©chaĂźnait et quâun flot diluvien emportait tout sur son passage animaux Ă©garĂ©s mais jamais dâanimaux sauvages arbustes dĂ©racinĂ©s etc. Chez soi on se vĂȘtait chaudement et on se chauffait Ă un grand feu de bois quâon entretenait rĂ©guliĂšrement. On se racontait des histoires on mangeait et on dormait. On se reposait ainsi pour mieux affronter les fatigues Ă venir car il y aurait la terre Ă travailler le fumier Ă sortir et bien dâautres besognes. - Câest trop enfumĂ© ici dit le Vieux. - Le soupirail est ouvert dans lâanoual 1 mais le vent rabat la fumĂ©e rĂ©pondit la vieille. - La mosquĂ©e me manque dit le Vieux. Le pauvre fqih est tout seul sans doute mais on doit lui porter sa nourriture par tous les temps câest une obligation. - Il nâest pas Ă plaindre. Il a droit Ă quatre repas par jour petit dĂ©jeuner dĂ©jeuner goĂ»ter et dĂźner. Qui dit mieux Et qui de nous autres dĂ©vore autant de nourriture - Câest une tradition le fqih doit ĂȘtre choyĂ© plus que tout autre affirma le Vieux. - Au moins le nĂŽtre est un type bien. - Tu parles du nouveau - Oui. - Il est encore Ă lâessai. Au fait le vieux a pris sa retraite. Maintenant nous avons un jeune frais Ă©moulu de lâinstitut de Taroudannt. Il est trĂšs cultivĂ©. Et il ne porte pas la barbe comme tant dâautres... - Toi tu en portes une. - Jâai toujours eu une barbe. - Elle te sied bien. - Certes Je ne me vois pas sans barbe. Elle nâest pour moi rien dâautre que le prolongement de mon corps pas une parure ni un signe distinctif. Mais quâest-ce quâon va bien pouvoir grignoter ce soir dis - Un tagine aux oignons et aux pruneaux. - Câest bon. - Il nây a pas encore de lĂ©gumes. - Donc pas de navets et pas de carottes. - Tu en auras plein dans quelques semaines. Tu seras mĂȘme Ă©c ĆurĂ© tellement il y en aura. 1 - Cuisine berbĂšre 30 30 - Dieu fait bien les choses. - QuâIl soit louĂ© dit-elle. Jâai prĂ©parĂ© un joli quignon bien rond et bien craquant et dorĂ© comme tu aimes. Que voudrais-tu comme viande ïDu boeuf sâil en reste. - Il y en a du salĂ©. Câest plus succulent que la viande fraĂźche. - Un mets de pacha. - Un mets tout court. Les pachas mangent la gazelle Ă ce quâon dit. - Ils ne se refusent rien. Le Vieux fumait paisiblement et buvait du thĂ©. Il y avait devant lui sur une petite table ronde un cahier ouvert un porte-plume et un encrier. De temps en temps il couchait un vers ou deux sur la page blanche. Il venait de commencer un nouveau poĂšme. La vieille le regardait faire sans oser lui demander ce quâil Ă©crivait. Mais elle se doutait que ça ne pouvait ĂȘtre que de la poĂ©sie cette poĂ©sie quâelle aurait tant aimĂ© entendre. Le Vieux mettait en vers lâhistoire Ă©pique dâun saint mĂ©connu qui aurait combattu les dĂ©mons et autres ĂȘtres infernaux toute sa vie durant. Ă cĂŽtĂ© de son maĂźtre le chat roux somnolait sur un oreiller et chaque fois quâil entendait le crissement de la plume sur le papier il dressait les oreilles et remuait la queue. Ă un moment donnĂ© le Vieux dit tout haut - Mon chat tu comprends la poĂ©sie. Chaque fois que la plume court sur le papier tu te redresses comme pour applaudir. Tu saisis tout rien quâĂ ce bruit insolite. La vieille Ă©clata de rire. Elle dit vivement comme pour se rattraper - Ne tâoffense surtout pas. Mais pardonne-moi. Je dois rire en effet. AprĂšs tout un chat nâest quâun chat. Câest seulement le bruit qui le fait rĂ©agir. Câest Ă moi que tu devrais dire ces poĂšmes pas au chat. Et pourquoi pas Ă la mule ou Ă la vache tant que tu y es -Tu exagĂšres Ces animaux comprennent mieux que les hommes. - Je ne crois pas. Bon Voici le dĂ©but de ce nouveau poĂšme Ne cherchez pas ĂŽ gens. Le saint nâa point de tombe. Son corps fut enlevĂ© avant son dernier souffle Par les Anges du Seigneur. Du jour au lendemain on ne le revit plus Sur terre mais dâaucuns disent quâil marche la nuit Sur les eaux brillantes du firmament. BouchaĂŻb attendit la rĂ©action de sa femme. Elle dit au bout dâun moment - Mais câest fascinant Tu dois continuer. - Je continue. Quand il sera achevĂ© je te le dirai en entier. - Comme je suis impatiente Elle alla prendre des braises dans le kanoun afin dâen remplir un brasero puis elle sâassit et commença Ă prĂ©parer sous lâoeil Ă©bloui du Vieux un tagine quâelle condimenta dâaromates aux fragrances rares. La narine du Vieux Ă©tait titillĂ©e par cet agrĂ©able fumet. Il en laissa mĂȘme tomber son porte-plume pour suivre les gestes prĂ©cis et lĂ©gers de la vieille femme. Un bonheur ineffable sâexhalait de sa personne. - Câest une vĂ©ritable tentation dit-il. Ton merveilleux travail me distrait du mien. Mais ce que tu fais lĂ câest aussi de la poĂ©sie. - Ha - Oui câest de la poĂ©sie. Que Dieu te bĂ©nisse. Elle ne sut que rĂ©pondre. DĂšs quâil eut reniflĂ© lâodeur de la viande le chat se prĂ©cipita vers sa maĂźtresse en miaulant. - HĂ© Attends comme tout le monde dit-elle. Mais elle lui donna un petit quelque chose quâil emporta sur lâoreiller. Ă lâextĂ©rieur la tempĂȘte Ă©tait tombĂ©e. Seules quelques rafales de vent sifflaientslide 31 31 encore par intermittence. Le bruit grondant et continu du torrent dominait tout autre bruit. Pour plus de commoditĂ© le vieux couple sâĂ©tait installĂ© dans la petite piĂšce qui servait de salon 1 . On y Ă©tait au chaud malgrĂ© les fenĂȘtres ouvertes. Le grand brasier du kanoun qui Ă©tait dans une piĂšce contiguĂ« enfumĂ©e et pleine de suie suffisait Ă maintenir une bonne tempĂ©rature dans la demeure. Par les fenĂȘtres on pouvait voir tomber la pluie et sâagiter la cime des palmiers-dattiers et les branches hautes dâun gigantesque tĂ©rĂ©binthe le seul de tout le village. Cet arbre unique Ă©tait la propriĂ©tĂ© de la mosquĂ©e. Chaque annĂ©e BouchaĂŻb vendait les baies rouges quâil produisait Ă un nĂ©gociant dâAgadir qui venait aussi pour les caroubes. Nul ne savait ce que lâon fabriquait avec les fruits du tĂ©rĂ©binthe. Ces dĂ©mons dâEuropĂ©ens savent tirer profit de tout » disait-on seulement faute dâune autre explication. BouchaĂŻb lui savait quâon en extrayait une essence mĂ©dicale. Il sâen Ă©tait frictionnĂ© un jour la poitrine au temps de ses vagabondages car il souffrait dâun refroidissement carabinĂ©. GrĂąces soient rendues Ă ce vieux juif qui mâavait donnĂ© cette fiole se dit-il en regardant les branches agitĂ©es de lâarbre. Mais reprenons notre Ă©popĂ©e. » Il se remit Ă Ă©crire. Lâinspiration Ă©tait bien lĂ mais ça ne venait pas vite. CâĂ©tait comme une distillation. Le Vieux travaillait par Ă -coups laborieusement. Parfois il sâinterrompait pour fumer et boire du thĂ© ensuite il reprenait son texte. Il semblait lointain comme aspirĂ© par les forces magnĂ©tiques dâun univers insondable. Il travailla ainsi jusquâĂ la tombĂ©e de la nuit. Sa femme qui venait dâallumer les lampes le pria de venir manger. Elle apporta une grande table ronde et basse sur laquelle elle disposa le repas. - Mais je nâai pas fini dit BouchaĂŻb. - Tu finiras demain. Il rangea le cahier le porte-plume et lâencrier dans une niche murale et ils sâattablĂšrent. Le Vieux sâĂ©tait tu. Il semblait hantĂ© par le fantĂŽme du saint quâil Ă©voquait dans sa poĂ©sie. Un saint qui terrassait les dĂ©mons et dĂ©fiait le diable. Ă la fin du repas il rompit le silence. - CâĂ©tait bon dit-il. Elle apprĂ©cia lâĂ©loge sans rĂ©pondre. Le Vieux loua Dieu pour ses bienfaits et ajouta - Le printemps prochain sera agitĂ©. Il y aura encore des mariages. Les riches viendront se marier avec des filles riches. On ne verra plus que des autos de luxe des hommes et des femmes bardĂ©s dâor. Les pauvres seront exclus de ces fĂȘtes. Mais au fait nâas-tu pas remarquĂ© quelque chose de nouveau dans le village - Quoi donc demanda-t-elle. - HĂ© Ăa saute aux yeux Tout le monde plaint les filles pauvres. Elles ne se marient plus. Personne ne veut dâelles. Elles finiront vieilles filles. Les garçons pauvres sont en ville. Ils bricolent et se marient lĂ -bas avec la premiĂšre venue. Les filles qui restent ici croupissent dans leur coin. Leur lot Les travaux pĂ©nibles et rien dâautre. Que Dieu maudisse la pauvretĂ© - Câest bien triste dit la vieille. Il y a en effet des filles de trente ans qui se morfondent dans leur dĂ©sespoir. Elles ne rĂȘvent plus comme Ă dix-sept ans dâun beau jeune homme mais dâun vieux- veuf qui pourrait les sortir de lĂ ... - En ville elles se seraient prostituĂ©es dit le Vieux. Ce nâest pas possible ici elles nâont jamais connu dâhomme. - Câest lamentable Elles nâont pas de chance. Le Vieux reprit - LâannĂ©e derniĂšre Ă la floraison des amandiers il y a eu ce fameux mariage dont tout le monde parle encore. On y a mangĂ© vingt mille poulets de batterie deux cents moutons et cinquante piĂšces de boeufs - et je ne compte pas le reste. On a dĂ©pensĂ© des 1 - La tamasreĂŻt berbĂšre - littĂ©ralement lâ 32 32 centaines de millions en quelques jours. Des camions frigorifiques apportaient de Casablanca les victuailles. CâĂ©tait le luxe partout. Personne ici nâĂ©tait invitĂ© sauf moi. Va savoir ce qui leur a pris JâĂ©tais profondĂ©ment choquĂ©. Est-ce que tu sais ce que reprĂ©sente un million - Non dit la vieille. Le Vieux sortit de son portefeuille un billet de cinquante dirhams. Il le montra Ă sa femme - Tu sais combien câest - Mille rials dit-elle sans hĂ©siter. - Eh bien un million câest deux cents fois ce billet Pour ce mariage ils en ont dĂ©pensĂ© des milliers et des milliers. - Câest quâils en ont beaucoup. - Ils en ont mĂȘme de trop Ă mon goĂ»t. Câest une honte Ce sont des choses que Dieu rĂ©prouve. Tu sais que nous mangeons Ă peine un million par an - Je ne sais rien je ne sais pas compter comme toi. - Un million câest beaucoup dâargent par les temps qui courent. Peu de gens gagnent cette somme dans lâannĂ©e. Mais assez parlĂ© Couchons-nous plutĂŽt. Ils se couchĂšrent aprĂšs avoir fermĂ© les fenĂȘtres et Ă©teint les lampes. Le Vieux ne sâendormit pas tout de suite il pensait Ă la geste du saint mĂ©connu en Ă©coutant le bruit rĂ©gulier du torrent et le ronronnement du chat tout Ă cĂŽtĂ© de 33 33 Une bruine persistante continua de tomber pendant des jours et des nuits aprĂšs les grandes averses annonciatrices dune saison opulente. Ă chaque accalmie les gens vaquaient Ă leurs travaux agricoles. On eut donc presque tout de suite les premiers lĂ©gumes dhiver et le Vieux sen rĂ©gala abondamment car il adorait les produits frais de la terre. Sa vieille femme lui prĂ©para un couscous nâwawsaĂŻ 1 sans viande quil avala boulette aprĂšs boulette avec du petit-lait parfumĂ© de thym moulu. Ă la maison tout le monde Ă©tait heureux y compris les bĂȘtes. On aimait la verdure et tous en mangeaient sauf le chat roux. Les premiĂšres oranges arrivĂšrent en janvier et cest le Vieux qui en cueillit comme sil se fĂ»t agi dun rite sacerdotal. Il fit une invocation Ă Dieu avant de commencer Ă dĂ©tacher les fruits des branches et Ă en remplir un couffin. Il sâempĂȘcha dâen goĂ»ter voulant partager ce plaisir avec sa femme. Il les mit donc dans un Ă©norme pot de terre dĂ©corĂ© de motifs berbĂšres quâil disposa bien en vue sur une table dans le salon. Les oranges fraĂźchement cueillies parfumaient agrĂ©ablement la piĂšce. Pour tuer le temps Bouchai se prĂ©para un thĂ© corsĂ© Ă lâabsinthe et sortit son cahier son porte-plume et son encrier. Il fuma dâabondance. Sentant que quelque chose se passait le chat roux reprit sa place ordinaire sur lâOreiller prĂšs de son maĂźtre. Ce matin-lĂ un soleil Ă©blouissant inondait le paysage agreste et faisait Ă©tinceler la neige sur les crĂȘtes. On entendait sâinterpeller les gens dans les champs environnants. Une gaietĂ© fĂ©erique avait soudain envahi le coeur racorni des ĂȘtres et les plus mĂ©lancoliques partageaient cette joie Ă©lĂ©mentaire. MĂȘme ces pauvres vieilles filles doivent ressentir un peu de bonheur se dit le Vieux. Ce bonheur de vivre qui est le bien le plus prĂ©cieux au monde. » Oui ces vieilles filles Ă©taient aussi gaies que les autres. NâespĂ©rant plus rien elles sâĂ©taient rĂ©solues Ă vivre sans rĂȘves et par consĂ©quent sans soucis. Fini le temps oĂč elles voyaient partout lâapparition inopinĂ©e dâun prince charmant Elles ne pensaient plus Ă leur corps et ne se regardaient plus longtemps dans un miroir. Ces petites prĂ©occupations fĂ©minines leur Ă©taient devenues Ă©trangĂšres le jour oĂč elles avaient eu la conviction quâelles passeraient leur existence seules et sans homme dans une famille qui les trouverait dâun poids pesant et sans profit... Il vaut mieux quâelles soient seules plutĂŽt quâavec un misĂ©- rable qui leur ferait une flopĂ©e de gosses et les battrait parce quâil est sans le sou. Elles sont beaucoup plus heureuses Ă mon sens pensa le Vieux. Ă lâheure quâil est elles ne songent mĂȘme plus au mariage et pas mĂȘme Ă cet hypothĂ©tique vieux veuf... Tant mieux Elles vivent tranquilles ainsi. » Il y en avait une pas loin dâici qui chantait tout en travaillant. Mais le Vieux nâentendait pas distinctement les mots quoique la voix de la fille fĂ»t claire et belle. Une voix aiguĂ« qui sâapparentait aux voix instrumentales dâune Mongolie mythique. La voix des filles du Sud au son pareil Ă celui dâun Stradivarius manipulĂ© par des doigts magiques ceux dâun jeune prodige tel quâil nâen naĂźt quâun tous les mille ans. Et cette voix gracieuse montait des champs verts et fleuris dâune contrĂ©e oubliĂ©e au fond des Ăąges sombres. Le Vieux qui sâĂ©tait remis Ă Ă©crire avait rempli deux pages de ce cahier dâĂ©colier quâil affectionnait tant. Tout comme un Ă©lĂšve douĂ© et disciplinĂ© il traçait les mots en respectant la marge. Il aimait faire ce travail de fourmi car il Ă©tait mĂ©ticuleux. Son Ă©criture fine sâagrĂ©mentait dâune Ă©toile Ă la fin de chaque strophe. Il en Ă©tait lĂ quand sa femme revint de ses corvĂ©es matinales. Elle vit aussitĂŽt les oranges. - Eh bien Des oranges... Les premiĂšres. Allez Jâen prends une. 1 - Couscous dâorge agrĂ©mentĂ© de jeunes tiges de navet coupĂ©es 34 34 Elle en prit une quâelle pela et mangea sans se presser. - Elle est fameuse dit-elle. - Je nâen ai pas encore goĂ»tĂ© rĂ©pondit le Vieux. - Mais prends-en donc - Plus tard. LĂ je suis occupĂ©. Et ça coule de source cette fois. Je ne vais pas mâinterrompre. Le saint se manifeste avec force. On dirait quâil veut sortir de lâoubli. - Eh bien continue. Je vais prĂ©parer le dĂ©jeuner. - Fais du couscous... avec beaucoup de navets. - Dâaccord. Elle partit. Le Vieux continua dâĂ©crire jusquâĂ lâheure du dĂ©jeuner. Il rangea alors ses instruments de travail dans la niche murale et aprĂšs avoir jetĂ© un long coup dâoeil Ă lâextĂ©rieur il revint sâasseoir Ă sa place. Il Ă©tait tout Ă©moustillĂ© car cette rĂ©daction lâavait ragaillardi. Son regard se porta sur les oranges. Il en pela une quâil dĂ©gusta pour mieux en apprĂ©cier la saveur. Orange fille du soleil dit-il tu es belle et nourrissante. Hercule a dĂ» lutter Ă mort pour tâobtenir - jâen aurais fait de mĂȘme si jâavais vĂ©cu en ce temps-lĂ . Aujourdâhui mĂȘme un gueux peut te manger sans tâapprĂ©cier tellement tu es devenue commune. Cette civilisation du ventre ne te vaut rien. » Ce mot dâesprit le fit rire. Le trouvant ainsi sa vieille femme lui en demanda la cause. - Je parlais Ă lâorange dit-il. Autrefois un roi avait condamnĂ© un gĂ©ant Ă lui rapporter des pommes dâorslide 35 35 ïManque pages 92-95slide 36 36 le besoin dâaller et venir comme un ours dans sa cage car il nâaimait pas ĂȘtre enfermĂ© entre quatre murs surtout la nuit... Quand il ne traçait pas sur le cahier dâĂ©colier ses lignes fines et rĂ©guliĂšres Ă©maillĂ©es dâĂ©toiles savamment dessinĂ©es entre des strophes plus ou moins longues il conversait avec sa vieille Ă©pouse comme il lâeĂ»t fait avec un homme cultivĂ© et il lui apprenait des choses quâelle ignorait ou dont elle nâavait jamais entendu parler ce qui faisait quâelle en savait plus sur les mystĂšres du monde que le plus informĂ© des villageois qui nâĂ©coutaient que la radio cette radio berbĂšre sans autre programme que des chansons toujours les mĂȘmes... Ceux qui connaissaient la langue arabe pouvaient suivre des Ă©missions dans cette langue sur plusieurs stations Ă©couter des programmes variĂ©s des informations dĂ©taillĂ©es mais ils Ă©taient rares. La majoritĂ© des villageois Ă©tait illettrĂ©e et inculte et quand certains parlaient lâarabe ils ne parlaient que le dialectal pas lâarabe classique en usage dans les mĂ©dias. Oui sans mĂȘme savoir lire et Ă©crire la vieille Ă©pouse de BouchaĂŻb possĂ©dait une certaine culture et beaucoup de connaissances autres que celles touchant exclusivement Ă lâagriculture. Elle Ă©tait visiblement heureuse dâavoir un mari tel que le Vieux qui savait parler aux femmes. Sachant que les autres nâaccordaient aucune importance Ă leurs Ă©pouses avec lesquelles ils ne parlaient que des choses banales elle Ă©tait doublement ravie. Pour elle le monde ne sâarrĂȘtait pas Ă ces montagnes il Ă©tait vaste et multiforme. TĂŽt le matin le lendemain le guide touristique attitrĂ© vint voir le Vieux pour tenter de louer sa mule. Il Ă©tait accompagnĂ© de cinq jeunes AmĂ©ricains et il cherchait dâautres bĂȘtes des Ăąnes de prĂ©fĂ©rence. Ils voulaient faire une randonnĂ©e dans la rĂ©gion mais sans trop sâĂ©loigner de lâagglomĂ©ration. Ce guide polyglotte Ă©tait nĂ© ici mais il habitait-le chef- lieu oĂč se trouvaient lâadministration et le souk. Il avait une femme et des enfants au village une autre femme et des enfants Ă Tiznit et une troisiĂšme Ă©pouse au souk mĂȘme. CâĂ©tait la derniĂšre. Elle Ă©tait jeune et il vivait avec elle. Quant aux autres il les laissait se dĂ©brouiller toutes seules... Un aventurier tout comme son pĂšre que le Vieux avait frĂ©quentĂ© - Un baroudeur et un sacrĂ© bandit mais un homme loyal. » - Tu veux louer des bĂȘtes pour la journĂ©e - Oui Da BouchaĂŻb. Et ta mule aussi. - Ah ça non Ma mule ne connaĂźt que son maĂźtre. Mais pour le reste câest simple. Il faut aller voir le Mokaddem il se dĂ©brouillera. Je vais faire du thĂ©. Dis Ă ces jeunes gens de monter. La porte est ouverte et tu connais la demeure. - Nous arrivons. Le Vieux qui Ă©tait dans le salon et qui avait parlĂ© au guide par la fenĂȘtre les attendit. Quand ils lâeurent rejoint il les salua et les invita Ă sâasseoir ce quâils firent aussitĂŽt. â Ce sont des AmĂ©ricains rĂ©pĂ©ta le guide. Lâun dâeux vit ici depuis deux ans. Il fait un travail universitaire sur les us et coutumes dâun village bien de chez nous et il vit exactement comme les gens qui lâont acceptĂ© et bien accueilli... Il mange comme eux sâhabille comme eux va au souk comme eux Ă dos dâĂąne... Les quatre autres viennent dâAmĂ©rique. Ils veulent voir le pays qui disent-ils est inconnu chez eux. Si tu les vois mal fagotĂ©s câest quâils ne veulent pas ressembler Ă lâhomme ordinaire de leur sociĂ©tĂ©. Ce sont des contestataires. Ils nâaiment pas la guerre que fait leur pays en Asie du Sud-Est. Ils sont contre leur prĂ©sident le CongrĂšs et les gĂ©nĂ©raux belliqueux. Ils disent que ces gens-lĂ envoient la jeunesse amĂ©ricaine Ă la mort... Une jeunesse qui lorsquâelle en rĂ©chappe est si droguĂ©e quâelle est fichue... Certains deviennent fous. Ceux-lĂ sont dangereux... Ils sâarment entrent dans un restaurant et ouvrent le feu sur les consommateurs. Il y a eu des massacres. Dâautres quittent carrĂ©ment la ville le village la ferme. Ils sâisolent dans les montagnes vivent dans les cavernes comme lâours ou le coyote. Ils ne veulent plus entendre parler des hommes ni se voir dans une glace. Ils sont retournĂ©s Ă lâĂ©tat sauvage. Ces jeunes que tu vois sont contre tout ça. â Ils ont raison assura le Vieux. Jâentends parler de cette guerre Ă©pouvantable. Câestslide 37 37 au Vietnam que ça se passe je crois. - Au Vietnam au Cambodge au Laos... - Ma femme nâest pas ici mais je vais quand mĂȘme prĂ©parer le thĂ©... Câest quâil nây a peut-ĂȘtre pas encore de braises⊠- Nous nâavons guĂšre le temps. Et nous reviendrons une autre fois si tu le dĂ©sires. Maintenant nous sommes pressĂ©s. Le temps quâon trouve des bĂȘtes... Une autre fois hein dit le guide. Dâaccord... - Dâaccord Va mon fils 38 38 Les autres partis le Vieux descendit dans le jardin histoire de respirer un peu dair frais et de jeter un coup doeil sur lensemble. Il remarqua que les amandiers allaient bientĂŽt fleurir et que bien des plantes Ă©taient dĂ©jĂ envahies par des kyrielles dinsectes tant elles embaumaient et resplendissaient. Ă ce moment il vit le chat Ă laffĂ»t au pied dun figuier et il comprit vite ce quil cherchait il y avait sur une branche de larbre une mĂ©sange qui tenait une brindille dans son bec. â HĂ© chat audacieux Doucement Tu ne vas tout de mĂȘme pas tâattaquer Ă ce joli passereau. Il est ici chez lui comme toi. Allez Rentre Ă la maison Va courir aprĂšs les rats si le serpent en a laissĂ© dit le Vieux en chassant sans mĂ©nagement le fĂ©lin. Je naimerais pas le voir arriver dans le salon avec un de ces oiseaux entre les dents. Cela me mettrait dans une telle rage que je serais capable de le haĂŻr moi qui laime tant. Mais un chat est d abord un chat. Et sâil a des instincts de chasseur quây puis-je » Il fit un tour dâinspection du cĂŽtĂ© des arbres fruitiers alla couper quelques tiges de menthe et dâabsinthe et rentra laissant derriĂšre lui le chatoiement soyeux dâune multitude de papillons dâabeilles et autres insectes qui furetaient partout. Dommage quâil nây ait pas encore de braises se dit-il. Jâaimerais bien me faire un thĂ©. Mais attendons que ma vieille Ă©pouse revienne. » Il sâassit donc et attendit. Au bout dâun moment elle entra dans le salon. - Mais tu ne fais rien lui dit-elle. - Je voulais prendre un thĂ© mais il nây a pas de braises. - Il y en a. Je vais tout apporter ici ne bouge pas. Elle alla chercher le nĂ©cessaire pour faire du thĂ©. - Tu vois lâeau est bouillante. Je savais bien que tu rĂ©clamerais du thĂ©... Tu le fais toi-mĂȘme - Oui je le veux un peu corsĂ© car je dois encore Ă©crire. - Eh bien je te laisse... Je vais mettre le repas en marche dit-elle en sâen allant. Le Vieux prĂ©para son thĂ©. Il le goĂ»ta et pensa Il est bien fort Câest ce qui convient Ă un vieux chnoque comme moi. » Il fuma et reprit sa posture de scribe. Il Ă©crivit sans sâinterrompre jusquâĂ ce que sa femme fĂ»t de retour puis ils dĂ©jeunĂšrent et sâassirent enfin pour se dĂ©tendre. Le Vieux lui apprit la visite du guide. - Ah Celui-lĂ dit-elle. Il paraĂźt quâil a trois femmes. Celle quâil a laissĂ©e ici avec des enfants presque nus souffre beaucoup de cet abandon. - Câest un aventurier tout comme son dĂ©funt pĂšre affirma le Vieux. - Qui Ă©tait-il - Un baroudeur une sorte de bandit mais pas un tueur. Ă ma connaissance il nâa jamais tuĂ© personne. Il aimait bien faire le coup de feu pourtant. - Quâest-ce quâil voulait le guide - Louer des bĂȘtes. Il y avait des gens avec lui qui voulaient faire une randonnĂ©e. Je lâai envoyĂ© chez le Mokaddem. - Sâil lui donne quelque chose il aura des bĂȘtes. - Pas si sĂ»r. Il les aura sâil a de la chance. Nâoublie pas que les gens travaillent et quâils ont besoin dâelles. CâĂ©tait en effet si vrai que repassant par lĂ le guide apprit au Vieux quâils nâavaient pu faire leur randonnĂ©e faute dâavoir obtenu des bĂȘtes en location - Les gens sortent le fumier. Les Ăąnes sont indisponibles. Mais nous avons marchĂ© un peu ça nous a fait du bien. Maintenant nous filons. Salut. Le guide qui avait hĂ©lĂ© le Vieux sous la fenĂȘtre du salon pour lui parler entraĂźna les autres derriĂšre lui. Ils disparurent entre les arbres. Quelques instants plus tard on entendit le bruit dâun moteur puis le silence retomba dans le petit salon oĂč le Vieux avait repris sa 39 39 Deux jours plus tard on vint frapper Ă la porte de la maison. CâĂ©tait un jeune Noir Salem le fils du ferblantier qui fabriquait aussi des sandales Ă semelles de caoutchouc. - On vous attend chez lâadjudant dit-il. Il circoncit ses deux petits garçons. - Je suis au courant on est venu mâinviter hier. Je mâapprĂȘtais justement Ă y aller. Alors allons-y. - Moi je ne suis pas invitĂ© dit Salem. - Alors jây vais seul. Il se rendit chez lâadjudant aprĂšs en avoir informĂ© sa femme. La maison de son hĂŽte ressemblait Ă un petit chĂąteau mĂ©diĂ©val Ă pic sur une Ă©minence rocheuse. On y accĂ©dait par un sentier tortueux. Son histoire remontait Ă la nuit des temps. Le Vieux fut reçu avec chaleur par lâadjudant qui le conduisit dans une piĂšce dotĂ©e dâune petite fenĂȘtre et de plusieurs meurtriĂšres souvenirs du banditisme qui sĂ©vissait dans la rĂ©gion avant la pĂ©nĂ©tration française. Il y avait lĂ une quinzaine dâinvitĂ©s dont un grand personnage vĂȘtu comme un imam et qui nâĂ©tait en fait que le circonciseur. Il portait une longue barbe blanche de patriarche biblique qui lâeĂ»t fait ressembler Ă Abraham sâil nâavait arborĂ© un impeccable turban Ă rayures dorĂ©es et une paire de lunettes de vue. Lâayant assez bien observĂ© le Vieux lui reconnut de la noblesse... Il y avait au centre de la piĂšce trois grands plateaux Ă thĂ© un samovar fumant une Ă©norme bouilloire sur un brasero mĂ©tallique et des pots de basilic... On nâavait pas encore servi le thĂ©... Il y eut un va-et-vient. On amena deux enfants de sept et cinq ans vers le circonciseur Ă cĂŽtĂ© duquel Ă©tait assis lâadjudant. Ils Ă©clatĂšrent en sanglots dĂšs quâils virent le matĂ©riel du praticien ciseaux longs et luisants Mercurochrome pansements coton... On tĂącha de les calmer en leur racontant nâimporte quoi. En vain. Alors le pĂšre se saisit du plus ĂągĂ© le tint fermement comme dans un Ă©tau et lui ayant ramenĂ© la gandoura sur la tĂȘte il le prĂ©senta au circonciseur qui opĂ©ra rapidement aprĂšs avoir murmurĂ© un verset coranique oĂč apparaissaient les noms dâAbraham de MoĂŻse Jacob David et JĂ©sus- Christ... Ensuite ce fut le tour du plus petit. On les pansa et on les reconduisit en larmes chez les femmes oĂč les petites filles malignes les taquinĂšrent et voulurent absolument voir leur zizi. Leur mĂšre les rĂ©conforta en leur donnant des gĂąteries et Ă la question de savoir ce quâon allait faire des prĂ©puces elle rĂ©pondit On les enterre sous la grande jarre deau et ils se transforment en salamandres... » Cette rĂ©ponse impressionna les garçonnets qui ne souffraient dĂ©jĂ presque plus. Ils voulurent aller courir avec les petites filles mais la mĂšre les en empĂȘcha Vous jouerez demain. Aujourdhui cest le repos. » Tout Ă cĂŽtĂ© une femme cuisait de la viande Ă confire pour les circoncis comme cĂ©tait la tradition. Une autre faisait des gĂąteaux dont elle remplissait des plats de cĂ©ramique qui Ă©taient emportĂ©s chez les hommes au fur et Ă mesure. Le Vieux aimait cette rĂ©union de gens simples. Cela le changeait des mariages tonitruants des parvenus. Il estimait lâadjudant. Un homme honnĂȘte et travailleur. Il avait une boutique au souk quâil ouvrait quatre fois par semaine. Les autres jours il restait avec sa famille au village. Il vaquait aux travaux des champs aidait les uns et les autres et rendait Ă tous ces menus services parfois inapprĂ©ciables. Ainsi pouvait-il rĂ©parer un moteur de pompe Ă eau en panne. Il ne se faisait jamais payer. La conversation roulait autour de la circoncision. Cela avait commencĂ© avec Abraham qui sâĂ©tait fait circoncire le premier Ă un Ăąge respectable. Il avait appliquĂ© la mĂȘme loi Ă ses serviteurs mĂąles. Quelquâun posa la question de savoir si JĂ©sus-Christ Ă©tait circoncis. On lâassura que oui Ă©tant juif de naissance. On passa alors Ă lâexcision des filles dans certains pays dâAfrique et en Ăgypte... - Il y a pire dit quelquâun. Je connais un peu lâAfrique. Chez certains Noirs on infibule la vulve des petites filles avec des mandibules de grosses fourmis carnivores. Quand la bestiole a mordu on sĂ©pare la tĂȘte du reste et on ne rouvre la vulve quâĂ lâocca- sion du mariage de la fille. Câest pour soi-disant sauvegarder la virginitĂ©slide 40 40 Tous reconnurent que ces procĂ©dĂ©s Ă©taient dignes des sauvages et que lâislam interdisait de telles pratiques. Plus tard on dĂ©jeuna dâun substantiel couscous aux tripes puis on se congratula et tous partirent. Le Vieux rentra chez lui pour faire sa 41 41 Comme les choses vont vite se dit le Vieux. Il y a Ă peine vingt ans il nây avait rien de nouveau ici. Et voici que les riches se font maintenant un devoir de possĂ©der dans leurs belles demeures un groupe Ă©lectrogĂšne deux ou trois puits creusĂ©s Ă la dynamite dans une roche particuliĂšrement dure et qui ne tarissent jamais des salles de bains marbrĂ©es et des waters ad hoc... Adieu la lampe Ă huile les bougies Adieu le kanoun LâĂ©lectricitĂ© a tout changĂ© tout chamboulĂ© en un Ă©clair Et voici le tĂ©lĂ©viseur et la parabole Les riches veulent tout voir et tout savoir Ils ne regardent que les chaĂźnes Ă©trangĂšres amĂ©ricaines et europĂ©ennes turques Ă©gyptiennes... Jamais la tĂ©lĂ©vision nationale quâils trouvent sinistrement pauvre Pauvre comme les pauvres quâils mĂ©prisent Et moi qui nâai mĂȘme pas un poste de radio HĂ© Ils visionnent mĂȘme en secret des films pornographiques... Ils aiment ça ces vicieux Et ils ont des vidĂ©os et des dĂ©codeurs que sais-je moi Ils ont tout Tout absolument tout pour vivre ici dans une parfaite tranquillitĂ©... Mais non Ils nây reviennent quâune fois lâan Quinze vingt jours tout au plus Les autres mois de lâannĂ©e câest un gardien qui surveille la propriĂ©tĂ© dont les portes restent closes en lâabsence du maĂźtre. Il vadrouille donc Ă lâextĂ©rieur comme un chien Ă sâoccuper des arbres et des bestiaux... Un chien bien payĂ© au demeurant et bien traitĂ© puisquâil empoche un joli salaire et quâil a une petite maison bien Ă lui cadeau du patron. Oui lâĂ©lectricitĂ© a tout changĂ© la nuit nâest plus aussi sombre quâelle lâa Ă©tĂ© du cĂŽtĂ© de ces maisons fastueuses. On y est comme dans une ville Ă prĂ©sent. Câest si lumineux quâon ne se sert mĂȘme plus dâune torche Ă©lectrique Mais comme le maĂźtre est absent onze mois sur douze lâancienne nuit dâencre reprend le dessus. Plus de bruit de moteur alors plus dâĂ©blouissements Heureusement que cette brute sâabsente ainsi sinon oĂč irait-on Personnellement je prĂ©fĂšre ma vie simple Ă tout ce tapage Ă ce clinquant ridicule. Mais la modernitĂ© est contre moi. Je ne suis quâun vieux croulant un vieux chnoque qui Ă©crit sur un saint aussi mĂ©connu que lui. En marche vers une disparition complĂšte aprĂšs quoi ne resteront que les choses solides bien actuelles le bĂ©ton lâargent la tĂ©lĂ©vision la vidĂ©o les grosses voitures etc. Ăa sâimpose dĂ©jĂ assez violemment que diable AprĂšs tout ce qui est vieux sera tenu pour nul et non avenu inutile bon pour la casse On laissera bien entendu quelques vieilles ruines en lâĂ©tat car on aura toujours besoin dâune image nostalgique fĂ»t-elle pĂ©nible Ă supporter et lâon paradera dans son domaine et sur les routes au souk et partout oĂč on retrouvera ses semblables opulents. Mais il y aura toujours des pauvres toujours les mĂȘmes et leurs vieilles maisons archaĂŻques toutes rafistolĂ©es... et leurs filles qui vieilliront contre tout bon sens femmes infĂ©condĂ©es rejetĂ©es parce que dĂ©sespĂ©rĂ©ment misĂ©rables quoique parfois trĂšs belles. Il y aura toujours le torrent la vallĂ©e et les montagnes mais pas de ponts pas dâasphalte sur les routes et pas mĂȘme un radier La belle voiture roulera donc sur des pistes caillouteuses traversera le cours dâeau Ă guĂ© comme un Ăąne. Elle sera empoussiĂ©rĂ©e la belle allemande dĂ©mantibulĂ©e et cabossĂ©e Mais le parvenu nâen aura cure... "Une voiture hĂ© Elle est faite pour ĂȘtre remplacĂ©e Jâen achĂšte une nouvelle tous les deux ans. Jâai les moyens moi" Et la belle achĂšve ses jours comme taxi collectif Quelle disgrĂące Ăa fait tout de mĂȘme mal au coeur de voir des fortunes filer comme ça Ă vau-lâeau dans un bled presque nĂ©cessiteux oĂč seuls quelques potentats arrogants dĂ©pensent sans compter CrĂ©sus immatures inconscients du danger et des colĂšres que leur dĂ©sinvolture suscitera immanquablement... Des nantis qui se disent bourgeois mais qui nâen sont pas. Tout juste des parvenus tombĂ©s de la derniĂšre pluie pas des Jacques Coeur comme autrefois Des gens sans tradition mercantile sans legs et sans autre Ă©ducation quâune barbarie financiĂšre effrĂ©nĂ©e... et qui sont prĂȘts Ă faire leurs valises au moindre remous social Ă sauter dans un avion pour la Suisse oĂč leurs comptes numĂ©rotĂ©s les attendent bourrĂ©s Ă craquer de milliards acquis Dieu sait comment Avant lâindĂ©pendance il nây avait pas dans tout le pays une dizaine de vrais riches. On les connaissait câĂ©taient pour la plupart des gens du Makhzen issus de vieilles familles... Des fortunes bĂąties au cours des siĂšcles patiemment par des gĂ©nĂ©rations dâhommes Ăąpres auslide 42 42 gain intrĂ©pides voleurs assurĂ©ment mais traditionalistes Ă lâexcĂšs... Du jour au lendemain en trois dĂ©cennies on a vu apparaĂźtre un nouveau type de riche parvenu sans foi ni loi corrompu et corrupteur vellĂ©itaire qui croit que tout sâachĂšte des fonctionnaires comme du tabac des femmes des terres tout y compris les consciences les plus affermies les moins permĂ©ables aux tentations empoisonnĂ©es de lâargent... Il achĂšte donc ce quâil peut floue lâĂtat si nĂ©cessaire mĂ©prise et trompe le peuple ce crĂšve-la-faim qui le gĂȘne dans ses rĂȘves grandioses cette piĂ©taille quâil aurait annihilĂ©e sâil en avait eu les moyens politiques et qui continue de se dresser sur sa route mirifique Ă le narguer rien quâen existant Ă le rappeler Ă lâordre constamment lui qui nâest pas lĂ vit lĂ sans y vivre vraiment a un pied ici et un autre ailleurs car on ne sait jamais rien nâest tout Ă fait garanti. Un jour il faudrait dĂ©guerpir fuir sâexiler... Mais on a mis ses billes de cĂŽtĂ©... On a des appartements Ă Paris Bruxelles Londres Zurich... "On nâest pas des indigents nous autres Si ça tourne au vinaigre eh bien tant pis on ira tenter lâaventure ailleurs Nos enfants sont dĂ©jĂ grands... ils Ă©tudient aux Ătats-Unis... Ils ne reviendront ici quâau moment des vacances... Ce sont maintenant des AmĂ©ricains. Ici On nâa rien Ă faire ici On y est tant quâon y gagne de lâargent beaucoup dâargent... Mais si ça foire tant pis Le monde est vaste trĂšs accueillant pour des gens comme nous qui pouvons investir nâimporte oĂč nâimporte quand..." Quelle sale engeance pensa le Vieux. Des ennemis de la patrie pour laquelle dâautres ont donnĂ© leur vie. Mais ne voilĂ -t-il pas que je me fiche en colĂšre Câest cette foutue Ă©lectricitĂ© et ces groupes Ă©lectrogĂšnes qui mâont remuĂ© HĂ© hĂ© Que le diable les emporte donc eux et leurs manigances de sacripants » La saine colĂšre du Vieux sâapaisa Ă la vue des amandiers fleuris dont la splendeur incomparable relĂ©gua dans lâoubli la vision quâil avait eue de la vie du parvenu... On Ă©tait au mois de fĂ©vrier le mois floral par excellence en cette vallĂ©e bien arrosĂ©e et Ă lâabri dans son confinement mĂȘme... Il Ă©tait sorti ce matin-lĂ assez tĂŽt pour aller prendre un colis Ă la minoterie ce colis qui arrivait de France tous les trois mois environ et qui devait contenir du thĂ© de Chine du tabac et peut-ĂȘtre autre chose. Chemin faisant il Ă©tait passĂ© Ă proximitĂ© de la propriĂ©tĂ© dâun de ces parvenus quâil mĂ©prisait une rĂ©sidence quâon avait Ă©rigĂ©e aprĂšs lâarrachage systĂ©matique dâarganiers sĂ©culaires chose qui faisait dire aux superstitieux quâun grand malheur frapperait celui qui avait donnĂ© lâordre de les abattre... De retour chez lui le Vieux sâinstalla Ă sa place et ouvrit le colis. Il fut Ă©tonnĂ© et content dây trouver enfin outre ce quâil attendait un transistor de marque japonaise quâil essaya aussitĂŽt. Mais câest prodigieux Moi qui nây pensais plus me voilĂ servi Avec ça je peux Ă©couter la terre entiĂšre et savoir ce qui se passe sans avoir Ă lâapprendre de qui que ce soit. Est-ce quâil a envoyĂ© un stock de piles Oui oui il est lĂ dans ce paquet Ă part. HĂ© Et ça câest quoi Ah Une robe Une robe française pour ma vieille Ă©pouse. Câest charmant Mais elle ne porte pas de robe Elle sâhabille comme une BerbĂšre Pas mĂȘme comme une Arabe et encore moins comme une femme de la ville. Bon Ăa lui fera quand mĂȘme plaisir je pense. » Il rĂ©gla le poste sur la frĂ©quence de la station dâAgadir qui diffusait des variĂ©tĂ©s en langue berbĂšre. Il Ă©couta les paroles de lâAhwach 1 accompagnĂ© de tambourins et de flĂ»tes jusquâĂ lâarrivĂ©e de la vieille femme. - Tiens dit-elle. Une radio. - Ăa vient de Paris. Mon ami tâenvoie aussi une belle robe. Il lui montra le vĂȘtement. Elle nâen avait jamais vu de semblable. - Mais câest quoi ça - Un habit de femme Les Françaises et les Arabes des villes en portent tous les jours. - Mais je ne peux pas mettre ça moi - Bien sĂ»r que non Mais garde-la dans ton coffre. Tu trouveras bien une jeune fille Ă qui la donner. Une fille moderne quoi. 1 - Danse et chants traditionnels 43 43 - Bon... Remercie ton ami. Mais câest de lâAhwach Ă la radio Il est magnifique. Ici on ne danse plus on ne chante plus comme autrefois. Il nây a mĂȘme plus de fĂȘtes collectives. - Ici il nây a plus rien dit le Vieux. Les traditions sont mortes et enterrĂ©es. Mais il y a encore des villages oĂč lâon danse et chante pendant les fĂȘtes saisonniĂšres et autres. Des villages oĂč les gens vivent les uns prĂšs des autres oĂč tous sâentraident. Ici chacun fuit lâautre. - OĂč se trouvent donc ces fameux villages - Dans la montagne par lĂ rĂ©pondit le Vieux en faisant un geste circulaire comme pour dĂ©signer les lieux en question. LĂ -bas il nây a pas de gens riches tous sont Ă©gaux. - Parce que tu penses que câest Ă cause des riches quâil nây a plus rien ici - Certainement Les riches se veulent rĂ©solument modernes actuels. Ils nâont pas besoin de lâAhwach pas besoin de fĂȘtes populaires ni de ces chants et de ces danses qui durent toute la nuit. - Je mâen souviens. Et quâest-ce quâil y a aujourdâhui - Il y a la tĂ©lĂ©vision la voiture les femmes et lâargent. - Ho On nâa pas tout ça nous. - Nous on a maintenant une radio. Ils rirent. - Bon Tu nâĂ©cris pas - Je vais Ă©crire. Mais prĂ©pare-moi dâabord un bon thĂ© Ă lâabsinthe. Tiens prends ce paquet de thĂ© et mĂ©lange-le avec lâautre qui est dans la boĂźte mĂ©tallique. - Je fais ça tout de suite et aprĂšs je vais cuisiner. Quâest-ce que tu voudrais - Un couscous aux navets 44 44 - Parfois on se trompe on a le jugement trop hĂątif mais dans lâensemble jâai raison. Le cas de Haj LahcĂšne est lâexception qui confirme la rĂšgle dit le vieux BouchaĂŻb Ă son interlocuteur un homme dans la force de lâĂąge maigre et grand robuste du nom dâAmzil car il avait Ă©tĂ© au temps de sa splendeur le seul forgeron et donc lâunique marĂ©chal-ferrant du village. Il Ă©tait assis en compagnie du Vieux dans le petit salon devant un verre de thĂ© des galettes de lâhuile dâargan et dâolive et une pĂąte dâamandes presque liquide 1 . Venu ferrer la mule et lâayant fait le Vieux lâavait conviĂ© Ă prendre du thĂ© histoire de bavarder un moment de choses et dâautres. Câest ainsi quâil apprit dâAmzil les ennuis que sa femme avait eus pour accoucher il avait fallu pratiquer une cĂ©sarienne. Le Vieux sut aussi que Haj LahcĂšne avait tirĂ© lâancien forgeron dâaffaire. ïDĂšs quâil a appris mes ennuis il est accouru chez moi et mâa proposĂ© son aide. Nous avons emmenĂ© ma femme au dispensaire du souk dans sa vieille Chevrolet mais lĂ rien Ă faire pas un mĂ©decin seulement deux ou trois infirmiers. On nous a conseillĂ© dâaller Ă lâhĂŽpital de Tiznit distant de plus de cent kilomĂštres... Haj LahcĂšne nâa pas hĂ©sitĂ© il mâa priĂ© de remonter dans la voiture et nous avons dĂ©marrĂ©. Ă lâhĂŽpital on a immĂ©diatement pris en charge mon Ă©pouse mais on a exigĂ© que je paie sur place les mĂ©dicaments quâils ne possĂ©daient pas. Comme je nâavais pas un sou vaillant câest bien entendu mon bienfaiteur qui a payĂ©. Je devais attendre huit jours en ville avant que mon Ă©pouse se remette de cette opĂ©ration et que tout rentre dans lâordre. Il fallait rester lĂ aller la voir tous les jours pour lui porter Ă manger etc. mais je nâavais pas un centime. Haj LahcĂšne qui savait tout ça mâa remis une assez coquette somme pour rĂ©gler mes petites affaires et faire dâautres achats. Je nâoublierai jamais ce geste mais je ne sais comment remercier cet homme qui dĂ©cidĂ©ment surpasse en bontĂ© le meilleur des saints. Que Dieu me pardonne si je me trompe. Il avait racontĂ© cela au Vieux dâun trait lâair calme et sans omettre aucun dĂ©tail en espĂ©rant que son interlocuteur lui suggĂ©rerait la meilleure façon de remercier son bienfaiteur. - Oui oui rĂ©pĂ©ta le Vieux on peut se tromper mais Haj LahcĂšne est connu pour sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Nâoublions pas quil Ă©tait dĂ©jĂ riche avant lindĂ©pendance. Je l ai cĂŽtoyĂ© jadis Ă Mazagan quand il Ă©tait nĂ©gociant-grossiste en produits alimentaires de toutes sortes et de toutes provenances. Il avait un immense magasin prĂšs du port. Et c Ă©taient uniquement des camionneurs qui venaient charger la marchandise chez lui. Un homme gĂ©nĂ©reux je te dis toujours prĂȘt Ă faire du bien autour de lui aussi gĂ©nĂ©reux peut-ĂȘtre que le fut chez les Arabes d autrefois le fameux Hatim Tay dont le prestige a traversĂ© les siĂšcles pour arriver jusquĂ nous. Il faut croire que les anciens riches sont plus humains que les nouveaux. - En tout cas sans lui ma femme serait morte et lenfant aussi. - Ce n est pas toi qui dois remercier Haj LahcĂšne dit le Vieux. Qu est-ce que tu pourrais bien lui offrir C est Dieu et Dieu seul qui le rĂ©compensera. En ce qui te concerne sois toujours attentif Ă son Ă©gard toujours prĂȘt Ă faire ce quil te demande car mĂȘme un grand a tĂŽt ou tard besoin d un plus petit que soi. - Merci mille fois merci. Maintenant il faut que je parte. - Tiens cela et bonne chance lui dit le Vieux en lui remettant un gros billet de banque et en le reconduisant jusquĂ la porte d entrĂ©e. 1 - Amlounâ 45 45 Au dĂźner il raconta lâaventure dâAmzil Ă sa vieille femme. - La conclusion que jâen ai tirĂ©e dit-il est que le monde nâ est pas totalement mauvais ni dĂ©finitivement corrompu puisquâil existe encore des hommes comme Haj LahcĂšne des ĂȘtres nobles qui ignorent la haine lâĂ©goĂŻsme et tous ces attributs sataniques avec lesquels le DĂ©mon sĂ©duit les plus faibles. Haj LahcĂšne est vraiment un saint. Un saint dâaujourdâhui. En tout cas le monde peut encore espĂ©rer car la bontĂ© divine ne succombe pas aux assauts du Mal. Elle est la seule garantie qui nous prĂ©munisse contre lâintolĂ©rance ce piĂšge tendu Ă lâhumanitĂ© toujours tentĂ©e par la corruption. - Tout le monde dit du bien de Haj LahcĂšne affirma la vieille. - Qui tout le monde - Eh bien les gens - Les gens ne le connaissent pas du tout. Il ne se livre pas il est poli secret. Il passe six moi ici et six mois en ville. Il ne se mĂȘle pas aux nouveaux riches. Il leur prĂ©fĂšre la compagnie des humbles. Les nouveaux riches et leurs affidĂ©s ne peuvent pas dire du bien de lui. Si quelque Ă©loge lui est fait il ne peut venir que des gens simples des pauvres. - Ce sont justement ceux-lĂ qui disent du bien de lui prĂ©cisa la vieille. - Alors câest bon. On ne peut douter de la sincĂ©ritĂ© de leurs sentiments. Mais sais-tu une chose au moins Non je ne pense pas. Eh bien cet Amzil nâa plus aucune ressource depuis que les gens achĂštent tout au souk Et il nây a mĂȘme plus assez dâĂąnes et de mulets Ă ferrer... Maintenant on a des voitures des vĂ©los... Les quelques Ă©quidĂ©s qui restent ne suffisent guĂšre Ă le faire vivre. Il attend donc la zakat annuelle pour se retourner. Lâindigence lâa rattrapĂ© au plus mauvais moment de son existence... Quand un grave problĂšme survient comme lâopĂ©ration de sa femme une Ăąme charitable guidĂ©e par le TrĂšs-Haut arrive et le sauve. Il a cependant un grand fils qui est commis dans une Ă©picerie de Casablanca mais il ne gagne presque rien. Que pourrait-il lui envoyer Rien je prĂ©sume. Avant que les ustensiles en plastique en aluminium et autres mĂ©taux nâarrivent il fabriquait tout le nĂ©cessaire de cuisine sauf les marmites de terre les pots et les tagines... MĂȘme des couteaux II forgeait des araires Ă ne pas confondre avec la charrue moderne qui est entiĂšrement mĂ©tallique et que lâon se procure au souk chez les quincailliers des houes des pioches des scies des faucilles et les gros clous quâon voit encore sur les anciennes portes... Il faisait aussi des haches et que sais-je encore Ah oui Des piĂšges... Des piĂšges artisanaux. Pas comme les miens Les miens sont de fabrication française faits Ă lâusine. Des piĂšges dangereux Aujourdâhui on se fournit en objets de sĂ©rie Ă la finition nette des objets usinĂ©s en Europe ou en Asie du Sud-Est. Câest si facile hĂ© Il a donc fermĂ© la forge cette forge oĂč jâaimais aller contempler le pĂ©tillement des escarbilles le fer rouge quâon plonge dans un bac dâeau froide le fer qui gĂ©mit siffle crache de la vapeur fume et grĂ©sille... Fini tout ça Câest fini... La modernitĂ© a eu le dernier mot hĂ©las Ce nâest donc pas le village qui crĂšve non Câest son Ăąme. - Jâai entendu dire quâil se louait comme journalier quand il y a Ă faire dit la vieille. - Peut-ĂȘtre bien. Mais ça ne nourrit pas son homme. Encore moins une famille. Ce que je sais moi câest quâil tire le diable par la queue. Il en est souvent rĂ©duit Ă vendre quelques kilogrammes dâamandes douces pour se payer du thĂ© et du sucre. Quant Ă la viande il doit braconner pour en avoir. Il nâa donc plus rien. Jâai bien vu comme il Ă©tait habillĂ©. Il ne porte rien sur le dos. Les siens câest pareil. Nâest-ce pas le comble du malheur Les autres disent AprĂšs tout ce nâest quâun amzil un forgeron dâorigine malienne Sa famille est venue dâAfrique noire il y a un siĂšcle ou deux. Un Noir un forgeron qui i conclu un pacte avec le diable. » Des superstitions de nĂšgres colportĂ©es autrefois par les caravaniers... Oui oui ils sont venus de Tombouctou il y a longtemps. Pourquoi ici Dieu seul le sait. Ils ont choisi ce lieu... Ils y ont fait souche ils se sont bien intĂ©grĂ©s malgrĂ© les apparences. Ils avaient deux grandes maisons des terres acquises Ă la sueur de leur front. CâĂ©taient des gens honnĂȘtes des travailleurs. Des forgerons qui se transmettaient le mĂ©tier de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Des forgerons Ă lâantique disciplesslide 46 46 dâHĂ©phaĂŻstos ce dieu grec... Aujourdâhui il nây a plus de place pour eux sous le soleil. Ils doivent faire nâimporte quoi pour survivre. Oh Comme sa forge Ă©tait fascinante Jâaimais bien cet endroit. MĂȘme si le diable semblait errer dans la pĂ©nombre en traĂźnant sa queue par terre. On voyait la matiĂšre dure se ramollir prendre forme sous les doigts magiques de lâhomme. Un homme au visage burinĂ© noir et ridĂ© mais qui souriait... Oui ces forgerons Ă©taient aimables avec tout le monde. - Je ne les connaissais pas assura la vieille. - Tu ne pouvais pas les femmes nâallaient pas Ă la forge. Bon Assez parlĂ© Je me sens las je vais dormir. Mais donne-moi dâabord la radio. Je veux Ă©couter un peu de musique ça va mâendormir en me servant de berceuse. Ah Quelle rude vie Il alluma la radio et sâĂ©tendit pour dormir. - Une vie rude dit la vieille. - Oui trĂšs Ă©prouvante. - Laisse courir le monde. Ăcoute ta radio et dors. - Oui si tu Ă©teins les lampes. Elle les Ă©teignit. Le chat vint se mettre contre les Ă©paules du Vieux. Ă la radio câĂ©tait encore de lâAhwach. Les yeux clos le Vieux voyait des femmes danser en cercle autour dâhommes qui chantaient en sâaccompagnant de tambourins. Il vit aussi dĂ©filer en dĂ©gradĂ© quelques paysages et des silhouettes imprĂ©cises. Puis il sâassoupit et se mit aussitĂŽt Ă 47 47 Le magasin du village qui sâĂ©tait considĂ©rablement agrandi au fil du temps et qui comprenait maintenant une minoterie une quincaillerie une boucherie et une papeterie incitait le chaland Ă dĂ©serter le souk hebdomadaire. Certains sây rendaient encore par habitude et aussi parce que câĂ©tait un centre et un lieu de retrouvailles. Les gens cependant prĂ©fĂ©raient se fournir ici mĂȘme soit par paresse soit que le souk se trouvĂąt trop Ă©loignĂ© Ă leur goĂ»t. Dâautres comme le Vieux pensaient que le souk nâĂ©tait plus le mĂȘme il sâĂ©tait transformĂ© en une petite ville et cela le rendait suspect aux yeux des Anciens. Aussi nây allait-il plus que pour toucher son mandat trimestriel au bureau de poste ou pour effectuer des achats quâil ne pouvait faire au magasin du village. Et puis pensait-il Ă prĂ©sent je suis trop vieux pour mâembarquer toutes les semaines dans cette expĂ©dition fatigante. Ă mon Ăąge on se tient tranquille loin du tumulte. On vend de la viande ici et bien dâautres choses... Alors... » Ce jour-lĂ il Ă©tait au magasin pour faire des emplettes inattendues. La veille il avait racontĂ© Ă sa vieille Ă©pouse quâil voulait se procurer quelques objets modernes. Ayant beaucoup ri elle lâavait taquinĂ© sur sa soudaine conversion Ă la modernitĂ©. Se moquant de lui-mĂȘme il avait rĂ©pondu Faut sây faire hĂ© Câest toujours bon Ă prendre pour un vieux chnoque » AprĂšs un moment de rĂ©flexion il avait ajoutĂ© JâachĂšterai un couscoussier en aluminium une poĂȘle un faitout et des couteaux. - Non Et non avait-elle dit. Mes ustensiles en terre cuite sont meilleurs. Ils donnent un autre goĂ»t que celui du mĂ©tal aux mets. Pour la poĂȘle et les couteaux câest bon. - TrĂšs bien. Mais ne tâemporte pas Je reconnais que le couscoussier et le faitout en terre cuite sont supĂ©rieurs Ă leur Ă©quivalent mĂ©tallique. Et ça tant quâils existent encore. Mais aprĂšs OĂč comptes-tu tâen procurer dâautres quand ceux-lĂ seront cassĂ©s - Jâen ai en rĂ©serve... Et puis ces choses-lĂ existeront toujours. - Je le crois aussi quoi que je dise. Pour moi je vais mâoffrir un rĂ©chaud Ă gaz. Pour le thĂ© câest plus rapide... plus besoin dâattendre quâil y ait des braises - Ce sera seulement pour faire bouillir de lâeau alors avait-elle dit. Je ne ferai jamais ma cuisine sur un rĂ©chaud Ă gaz moi Sur la braise oui comme toujours. II nây a pas mieux que le feu de bois » avait affirmĂ© la vieille femme. Et elle avait ri de nouveau. HĂ© Comme tu es tĂȘtue Mais ce que je te dis est pourtant juste. Jâai aussi autre chose Ă acheter... Des graines de coriandre de persil et de cĂ©leri. - Et du paprika et du gingembre. Il nây en a presque plus avait-elle dit. - Et du paprika et du gingembre avait rĂ©pĂ©tĂ© le Vieux. Oui jâai lâintention de planter ces herbes dans le jardin prĂšs du carrĂ© de menthe et dâabsinthe. Tu me prĂ©pareras donc pour demain un seau de fumier jâen aurai besoin pour fertiliser le sol. »slide 48 48 La minoterie tournait Ă plein rĂ©gime mais au magasin mĂȘme le Vieux ne trouva que des dĂ©soeuvrĂ©s venus tailler une bavette avec le patron. Il salua toute la bande et expliqua Ă un commis ce quâil voulait. Quand on eut apportĂ© le rĂ©chaud Ă gaz il lâessaya et dit - Ce nâest bon que pour faire du thĂ©. - Pas seulement intervint le patron. On peut tout faire avec ça mĂȘme du couscous. Au moment de remettre Ă son client les semences des herbes quâil avait demandĂ©es il ajouta - Si tu veux que ça pousse vite prends de lâengrais nous en avons. Câest trĂšs efficace. - De lâengrais sâĂ©tonna le Vieux. - Oui de lâengrais. Tout le monde lâutilise aujourdâhui. - Alors câest la fin des haricots Ă©clata le Vieux. Mais câest du poison ça Il nây a pas mieux que le bon fumier de la vache crois-moi. - Je sais je sais. Je suis contre lâutilisation excessive des produits chimiques. On dit que ça donne le cancer tout le monde sait cela mais tout le inonde en utilise. - Pas moi affirma le Vieux. Je suis fidĂšle Ă la nature pas Ă ce que disent les radios. Depuis quelque temps il Ă©coutait sur une radio privĂ©e une Ă©mission publicitaire qui faisait grand cas de certains engrais fongicides et pesticides et cela lâamusait tellement quâil en riait Quand on a mis tout ça dans son ventre adieu la valise Il ne reste plus grand-chose Ă y mettre. » - Non je ne suis pas pressĂ©. Ăa poussera quand ça poussera dit-il. Il paya et demanda si on pouvait livrer la marchandise chez lui. Le patron en chargea un type qui poireautait dehors un de ces jeunes dĂ©soeuvrĂ©s qui nâattendaient quâune occasion pareille pour gagner quelques sous. Le Vieux le pria de patienter le temps quâil cherchĂąt un cuissot de chevreau quâil avait promis Ă sa femme. Lorsquâil fut de retour ils se mirent en route. - VoilĂ un cuissot de chevreau dit-il Ă la vieille. Ce nâest pas du vieux bouc. Il est plus tendre que le veau. Tu devrais en mettre une partie Ă sĂ©cher au soleil sur la terrasse. - Ăa tente trop les corbeaux mais je vais le faire. Ils mâont encore volĂ© quelques morceaux de bonne viande ces temps-ci. Mais oĂč est le mal Il faut bien quâils vivent. Mais oĂč est la poĂȘle - Tiens la voilĂ . CâĂ©tait une poĂȘle lourde en acier inoxydable. ïElle nâest pas en aluminium dit-il. Elle peut servir Ă faire cuire des oeufs brouillĂ©s des crĂȘpes... Et voici les couteaux. Tu en as de toutes les tailles. Il exhiba un assortiment de couteaux de cuisine tout brillants. Elle eut un lĂ©ger recul. - Ăa fait toujours peur ce genre de couteaux dit-elle. - Un couteau fait toujours peur affirma le Vieux. Câest une arme de criminel que veux-tu Il y en a qui ne rĂ©sistent pas Ă lâenvie de sâen servir contre les autres. On dit que ce sont des aliĂ©nĂ©s. On les enferme mais quand ils sont de nouveau libres ils recommencent. Ils sont comme fascinĂ©s par lâacier brillant. - Pauvres diables dit la vieille. - Oui pauvres diables As-tu prĂ©parĂ© le fumier - Il y en a un seau plein dans le jardin juste Ă lâendroit oĂč tu veux planter tes fines herbes. Il sâabsenta une heure environ puis il remonta et sâassit devant la petite table ronde oĂč Ă©tait dĂ©jĂ disposĂ© son matĂ©riel dâauteur le cahier vert le porte-plume et lâencrier. La vieille lui avait prĂ©parĂ© du thĂ© sachant quâil en rĂ©clamerait aprĂšs sa besogne au jardin. Ăslide 49 49 prĂ©sent elle dĂ©coupait le cuissot de chevreau pour le saler et le mettre Ă sĂ©cher. - Tu vas Ă©crire... dit-elle. JâespĂšre que ma prĂ©sence ne te dĂ©range pas. - Pas le moins du monde rĂ©pliqua le Vieux. Au contraire elle mâest bĂ©nĂ©fique. Fais donc un bon tagine de chevreau pour le dĂ©jeuner. Avec des olives du citron et des carottes. - Entendu. Il se mit Ă Ă©crire avec application. Le saint mĂ©connu revenait dâInde dans un Ă©tat lamentable. Il avait luttĂ© contre des dieux paĂŻens terribles. ArrivĂ© au mont SinaĂŻ il se rĂ©fugia dans une caverne pour se refaire des forces dans la priĂšre et le recueillement. Le Vieux Ă©tait aux anges. Il aimait ce saint et cet Ă©pisode lâenchantait et le fortifiait dans sa conviction de poĂšte. Il sentait quâil Ă©tait inspirĂ© et quâil faisait du bon travail dâĂ©crivain. Il croyait que cette oeuvre serait reconnue un jour dans un siĂšcle ou bien beaucoup plus tard. Quelquâun dĂ©couvrirait fatalement le manuscrit le dĂ©crypterait et finirait par le vulga- riser. On a vu des exemples de ce genre sous toutes les latitudes depuis que lâhomme pense... Ces fausses divinitĂ©s que sa plume suscitait nâĂ©taient immortelles que dans le coeur des hommes voilĂ ce que le Vieux voulait communiquer Ă dâĂ©ventuels lecteurs ou dĂ©crypteurs. Le saint pouvait donc les annihiler mais tant quâon croirait en elles elles seraient toujours lĂ imbattables et indestructibles. Au cours de ses combats le saint avait maintes fois manquĂ© se faire lyncher par une foule de sectataires dĂ©lirants. On lâavait enfermĂ© dans un temple gardĂ© par des tigres fĂ©roces et affamĂ©s mais il rĂ©ussit Ă sâen Ă©chapper grĂące Ă la complicitĂ© dâun garde-chiourme Ă qui il avait promis la fĂ©licitĂ©. Sorti de sa prison le saint fut conduit par son libĂ©rateur chez lui pour se cacher le temps que se relĂąchĂąt la vigilance des zĂ©lateurs de la secte. Cette retraite forcĂ©e permit au saint de guĂ©- rir quelques malades. Lâhomme lui en fut reconnaissant car il sâagissait de membres de son clan. Vous ĂȘtes rĂ©ellement un saint dit-il. Vous devez quitter ce pays pour Ă©chapper Ă la vengeance terrible des dieux paĂŻens adorateurs du cobra royal. Je vous guiderai jusquâĂ la frontiĂšre aprĂšs quoi il vous sera facile dâaller oĂč vous voudrez. Quant Ă moi dĂšs aujourdâhui je cesse de croire Ă ces faux dieux qui ne connaissent que la haine lâorgie le meurtre et la guerre. »slide 50 50 Eh bien voilĂ tout est dit consommĂ© usĂ© Le dernier troupeau est parti pour le souk Ă bord de trois camions. Seuls quelques chevreaux et agneaux ont Ă©tĂ© vendus au boucher... Les propriĂ©taires ne veulent plus entendre parler de troupeau plus Ă©couter bĂȘler ces vieilles biques et gueuler les chiens de berger... Ils se sont enrichis en ville dans le nĂ©goce et nâont plus besoin du lait frais des brebis et des chĂšvres plus besoin de leur viande non plus. Ils peuvent tout acheter. Ils ont de lâargent beaucoup dâargent une autre maison deux fois plus grande Ă proximitĂ© de lâancienne oĂč loge toujours un frĂšre dĂ©muni un de ces fainĂ©ants qui ratent leur vie parce quâils nâentreprennent rien ne font rien pour amĂ©liorer leur sort et ne tentent jamais rien... Ce ratĂ© vit lĂ avec lâaĂŻeule qui a refusĂ© catĂ©goriquement de quitter les lieux Je mâen irai dâici quand je serai morte pas avant » a-t-elle dit aux autres. » On disait quâelle Ă©tait la doyenne de la rĂ©gion et quâelle se souvenait encore de lâĂ©poque hĂ©roĂŻque des grands caĂŻds et des harkas 1 . Comme elle ne sortait jamais personne nâavait vu son visage et ceux qui lâimaginaient se la reprĂ©sentaient en momie sans autre mouvement que celui des lĂšvres car elle parlait tout le temps Ă des ĂȘtres invisibles quâelle seule pouvait distinguer dans cette pĂ©nombre oĂč elle Ă©tait recluse depuis de longues annĂ©es... ĂtĂ© comme hiver elle ne quittait pas cette encoignure prĂšs du fenil oĂč dansotaient des ombres venues de loin et oĂč personne nâosait venir hormis son fils car tous avaient peur dâune soudaine apparition et tous tremblaient Ă lâidĂ©e de devoir lui porter du lait ou de la soupe dâorge ses mets favoris quâil fallait lâaider Ă avaler Ă petites gorgĂ©es glougloutantes entrecoupĂ©es dâarrĂȘts plus ou moins prolongĂ©s pour que mes invitĂ©s pro- fitent eux aussi de cette bonne nourriture... disait-elle. Mais tu ne peux pas les voir personne ne peut les voir Ă part moi... Et pourtant ils sont lĂ ... ils attendent que je leur dise Allez partons Nous nâavons plus rien Ă faire ici. Ăa nâa que trop durĂ© Allons-nous- en... » Je vois une petite lumiĂšre lĂ -bas au fond... et dâautres encore elles clignotent... Ce sont des gens qui arrivent dâautres invitĂ©s peut-ĂȘtre... Il faudra faire manger tout ce monde... Dieu quâils sont nombreux ... Oh Je les ai tous connus tu nâĂ©tais pas encore nĂ© toi jâĂ©tais encore une enfant... Je ne jouais pas il nây avait pas de jouets on nâavait rien pas Ă manger non plus mais il y avait de temps en temps des sauterelles on les grillait on en remplissait des sacs et on les conservait au sec mais elles finissaient par moisir... et alors on cherchait autre chose Ă manger. Non il nây avait rien CâĂ©tait la disette les puits Ă©taient Ă sec la terre entiĂšre Ă©tait sĂšche on nais-sait pour crever de soif et de faim tout le monde priait... Un beau jour Dieu entendit cette priĂšre... câest ce jour-lĂ que ton grand frĂšre est nĂ©... non pas toi tu es nĂ© le dernier... Oui oui reste avec moi dans cette maison... nous ne changerons pas de maison... aprĂšs moi tu pourras tâen aller oĂč tu voudras ». Le Vieux imaginait ainsi la doyenne du village quâil avait connue jadis lorsquâelle allait au potager aux labours aux moissons Ă la rĂ©colte des amandes et des olives... Il savait quâelle nâĂ©tait pas grabataire comme tant dâautres mais il la soupçonnait dâavoir sciemment rompu tout contact avec le monde extĂ©rieur pour entretenir une vie parallĂšle avec tous ceux quâelle avait aimĂ©s et qui nâĂ©taient plus quâun petit tas dâos et de poussiĂšre ceux quâelle appelait ses invitĂ©s... Il respectait le dĂ©lire de cette vĂ©nĂ©rable aĂŻeule momifiĂ©e avant la mort. Câest absurde pensait-il. Elle va passer de ce monde Ă lâautre sans transition elle sâĂ©teindra comme une bougie... et alors la maison sera condamnĂ©e Ă la dĂ©molition car les autres voudront rĂ©cupĂ©rer le terrain... un beau terrain au demeurant... et le pĂ©quenot le ratĂ© comme ils disent sera obligĂ© de quĂ©mander un rĂ©duit pour ĂȘtre Ă lâabri... Ils le feront suer il sera pire quâun esclave. La fraternitĂ© La pitiĂ© Connaissent pas Pour eux le ratĂ© est un dĂ©bile un idiot qui leur fait honte un mauvais hĂ©ritage dont il est pĂ©nible de se rĂ©clamer... Quand on leur dit votre frĂšre » ils font une moue dĂ©daigneuse et sâen vont sans rĂ©pondre... Ils ont honte dâavoir quelquâun comme lui dans 1 - ArmĂ©es 51 51 la famille... Pourtant Ă mon avis il nâest ni dĂ©bile ni idiot il nâa pas eu de chance câest tout... et les autres ne lâont guĂšre aidĂ© au contraire ils lâont laissĂ© sâoccuper du troupeau... Un berger Quelle honte Ce nâest quâun pauvre berger Comment voulez- vous quâil soit notre frĂšre Des gens comme nous des notables riches et respectĂ©s ne peuvent accepter un frĂšre pareil Quâil aille donc rejoindre ses semblables ou sâil prĂ©fĂšre rester avec nous quâil nous obĂ©isse au doigt et Ă lâoeil. Il nâa pas le choix... Nous ne sommes pas des philanthropes nous autres... Nous avons assez trimĂ© quand câĂ©tait encore possible pour Ă©difier nos fortunes... Nous nâallons tout de mĂȘme pas dilapider nos biens au nom dâune fraternitĂ© sans fondement ou par crainte des rumeurs et des on-dit... On nâa rien Ă faire de ce que les autres pensent de nous..." Le chien peut bien aboyer jusquâĂ sâen Ă©touffer la caravane va son train elle passe et le cabot reste lĂ stupide et la langue en feu... » - Le dernier symbole de jadis est tombĂ© dit le Vieux. - Tu veux parler du troupeau - Oui. AprĂšs ça ce ne sera jamais plus comme avant. - Tu sais un troupeau ce nâest rien. Il y en a partout ailleurs. - Il y en a partout câest sĂ»r mais celui-ci Ă©tait le dernier de la rĂ©gion. Il y en avait un autre... Un jour il a Ă©tĂ© dĂ©cimĂ© par une brutale Ă©pizootie. CâĂ©tait Ă©pouvantable. Les charognards se sont alors si -bien gavĂ©s que les poules sortaient en paix. - Un troupeau nâest pas un symbole dit lĂ vieille. - Câen est un affirma le Vieux car il y a plusieurs siĂšcles le grand AncĂȘtre est venu sâinstaller ici Ă la tĂȘte dâun immense troupeau. DâoĂč cette tradition qui sâĂ©croule aujourdâhui comme un chĂąteau de cartes. - Je comprends. Mais personne ne se souvient du grand AncĂȘtre. - Non personne rĂ©pondit le Vieux. - Et on ne sait pas comment il Ă©tait on nâa mĂȘme pas son portrait. - On ne faisait pas de portrait Ă lâĂ©poque. La photographie nâexistait pas encore. On a tout juste quelques Ă©crits presque illisibles. En fait on ne sait pratiquement rien de lâAncĂȘtre. Ce que jâai dans mes archives nâest pas vraiment rĂ©vĂ©lateur de ce quâil pouvait ĂȘtre et dâailleurs il ne sâagit que dâun arbre gĂ©nĂ©alogique qui commence par son nom... Avant lui câest le nĂ©ant. On sait tout juste quâil est venu du Sahara... ça sâarrĂȘte lĂ . Le reste nâest que pure lĂ©gende. Or lâhistoire ce sont les annales. Et lâhistoire nâest pas une lĂ©gende. On a donc un ancĂȘtre mythique un titre de gloire mythique si lâon peut dire et câest tout. On sâen contente. Mais moi je ne pense pas à ça câest lâavenir qui me prĂ©occupe câest peut-ĂȘtre pour ça que jâĂ©cris. Je ne fais pas de lâhistoire mĂȘme hagiographique mais de la poĂ©sie... de la bonne et vieille poĂ©sie Mes rĂȘves mon imagination ont des ressources insoupçonnĂ©es ils colmatent les vides dâune rĂ©alitĂ© souvent pauvre en merveilleux. Or seul le merveilleux peut rendre la vie agrĂ©able. â Oh oui sâexclama la vieille. â Je me rĂ©fugie dans ce merveilleux pour Ă©chapper aux mauvaises influences et aux mauvaises images quâon me lance Ă la figure et je me dis que aprĂšs tout si la rĂ©alitĂ© est bien dĂ©sagrĂ©able il y a encore quelque chose au fond de soi quâil faudrait saisir... ïCâest lâamour de la vie câest le rĂȘve lâĂ©ternitĂ© la beautĂ© lâInnommĂ© câest lâInconnaissable peut-ĂȘtre... Et si lâon rĂȘve ce nâest pas pour rien. Seule la poĂ©sie permet cet accomplissement de soi elle seule nous libĂšre des entraves terrestres et du comportement insensĂ© des 52 52 La medersa consistait en un grand bĂątiment rectangulaire Ă un unique Ă©tage. Elle Ă©tait isolĂ©e des maisons du village par une certaine distance mais depuis quelques annĂ©es le magasin et ses dĂ©pendances Ă©taient implantĂ©s Ă cĂŽtĂ©. Elle nâavait pas de murs dâenceinte et seuls des arbres dâessences diffĂ©rentes dont des cyprĂšs lâentouraient de toute part. Ă proximitĂ© se trouvait un petit sanctuaire oĂč le pĂ©nitent venait se recueillir et mĂȘme passer la nuit prĂšs du tombeau du saint qui se nommait Imoussak et qui avait peut- ĂȘtre Ă©tĂ© un chef de ZaouĂŻa dâoĂč lâexistence mĂȘme de cette Ă©cole de thĂ©ologie un Ă©ta- blissement du second degrĂ© qui prĂ©parait les meilleurs Ă©lĂšves aux instituts reconnus et subventionnĂ©s par lâĂtat. Ici lâĂ©lĂšve devait subvenir Ă ses besoins. Les repas Ă©taient pris en commun chacun devant cuisiner Ă son tour mais le budget commun Ă©tait gĂ©rĂ© par lâimam Ă la fois directeur et unique professeur de lâĂ©tablissement. En lâoccurrence les tolbas au reste peu nombreux Ă©taient des internes prĂ©sĂ©lectionnĂ©s qui pouvaient prĂ©tendre en cas de rĂ©ussite Ă lâobtention dâune bourse de fin dâĂ©tudes et mĂȘme Ă un emploi dans lâAdministration. Le bĂątiment Ă©tait composĂ© dâun patio avec un puits au milieu de cellules au rez-de- chaussĂ©e dâune cuisine une salle de priĂšres et une bibliothĂšque dont lâaccĂšs Ă©tait rĂ©servĂ© au seul MaĂźtre des lieux Ă savoir lâimam. Les livres quâelle contenait Ă©taient rares et prĂ©cieux. Tout avait Ă©tĂ© entrepris pour en Ă©loigner les rongeurs et autres parasites destructeurs de papier. Il y avait lĂ aussi dâĂ©pais manuscrits enfermĂ©s dans des coffrets de fer. Personne ne les consultait Ă part lâimam. Tout en retrait Ă lâĂ©tage se trouvait lâappartement du MaĂźtre. Spacieux il possĂ©dait contrairement aux cellules dâen bas des fenĂȘtres qui donnaient sur le paysage. Lâimam sâhabillait comme un cheik tandis que les Ă©lĂšves ne portaient quâune gandoura de laine rĂȘche. Il leur Ă©tait en effet interdit de se vĂȘtir autrement. Ils devaient en tout point ressembler Ă des soufis et se comporter comme tels. Ă lâinstitut ce serait diffĂ©rent. Ils pourraient sâhabiller comme ils voudraient et mĂȘme en costume europĂ©en ce qui dĂ©notait le degrĂ© de tolĂ©rance des institutions. Ă la medersa les chĂątiments corporels Ă©taient encore dâusage quoique rares. Comme les Ă©lĂšves Ă©taient brillants presque des surdouĂ©s attentifs et en petit nombre lâimam dont le tempĂ©rament bannissait la violence Ă©vitait les punitions dĂ©gradantes Que celui qui veut comprendre comprenne disait-il. Je ne suis pas lĂ pour vous enfoncer de force le savoir dans la tĂȘte. Et ne comptez pas sur moi pour la maniĂšre forte Câest votre avenir qui est en jeu sachez-le bien. » Au fond il Ă©tait si fier de ses quelques disciples quâil lui arrivait de partager son thĂ© avec eux. Il ne leur enseignait pas seulement le dogme le Hadith Ibnou Achir la Borda et les Ă©crits des exĂ©gĂštes mais encore la grammaire arabe lâastronomie les mathĂ©matiques lâhistoire et la poĂ©sie. Les manuels Ă©taient toujours les mĂȘmes vieux de plusieurs gĂ©nĂ©rations. Comme ils nâen possĂ©daient pas les tolbas devaient recopier tout ce que disait le MaĂźtre pendant son cours qui avait lieu une fois par jour sauf le vendredi le samedi et le dimanche. Ils devaient aussi apprendre cela par coeur. On leur demandait dâavoir une mĂ©moire infaillible. Cet enseignement archaĂŻque rĂ©pĂ©tĂ© dâannĂ©e en annĂ©e depuis toujours finissait par ennuyer ceux qui savaient que le systĂšme Ă©ducatif avait Ă©voluĂ© mais lâimam nâen dĂ©mordait pas Le vrai savoir câest ce que je vous donne ici. Câest un fondement une base essentielle. Ă lâinstitut câest plus actuel on est moderne. Moi je nâai que des vieux moyens ceux dâautrefois... Et pas un livre rĂ©cent » expliquait-il aux plus sceptiques des Ă©lĂšves et Ă tous ceux dâentre eux qui pensaient perdre leur temps sous sa houlette. Ce matin-lĂ le vieux BouchaĂŻb qui avait confiĂ© quelques jours plus tĂŽt une partie de son manuscrit Ă lâimam Ă©tait venu aux nouvelles. Le MaĂźtre le reçut avec Ă©gards dans son appartement oĂč un Ă©lĂšve leur apporta du thĂ© des biscuits des amandes des figues sĂšches et des dattes. Il Ă©tait visiblement heureux de cette visite. Il le dit au Vieux en ajoutant - Lâautre jour tu es venu au magasin mais tu nâas pas eu lâidĂ©e de passer me 53 53 - Il y avait des courses urgentes Ă faire et jâĂ©tais pressĂ©. Dâautre part je nâavais encore rien dâimportant Ă te soumettre. - Justement parlons un peu de ce manuscrit. Le poĂšme est magnifique. Je nâai jamais rien lu de tel mĂȘme en arabe... affirma lâimam. - NâexagĂ©rons rien Merci quand mĂȘme. Venant de toi ce compliment est plutĂŽt encourageant. - Laisse-moi terminer. Le dernier Ă©pisode est proprement fantastique. AprĂšs sa fuite et sa retraite dans cette caverne du mont SinaĂŻ le saint fait un songe oĂč lui apparaĂźt un ange du Seigneur qui lui indique du haut dâun escarpement lâĂ©tendue brĂ»lante du dĂ©sert oĂč erre un peuple en butte Ă une nuĂ©e de dĂ©mons ailĂ©s un peuple affolĂ© qui tourne en rond sans savoir ni oĂč il est ni oĂč il va... Lâange du Seigneur commande au saint de dĂ©livrer cette foule ce quâil fait en provoquant un orage magnĂ©tique dont les Ă©clairs intenses brĂ»lent les ailes des dĂ©mons qui dĂšs lors sont perdus. Cet Ă©pisode mĂ©riterait Ă lui seul dâĂȘtre imprimĂ© dĂšs maintenant mais je ne vois aucune revue capable de le faire. Il est de plus en plus question de fonder des revues appropriĂ©es seulement ce nâest quâun projet. Attendons un an ou deux nous verrons bien car pour ce qui est dâune publication intĂ©grale ça nous reviendrait cher tout le monde pratiquant ici le compte dâauteur. - Combien Ă peu prĂšs interrogea le Vieux. - Oh Deux trois millions pour deux mille copies imprimĂ©es. - Je nâai jamais eu je nâai pas et je nâaurai jamais une telle somme. - Mais il y a des mĂ©cĂšnes. - Des mĂ©cĂšnes â Oui. Des gens riches qui paient les frais de ce genre de publications expliqua lâimam. - Comme nos parvenus - Que non Ceux dâici sont incultes. Les gens dont je parle sont des lettrĂ©s qui sâintĂ©ressent aux textes comme le tien. - Que dois-je faire donc - AchĂšve dâabord ce travail. AprĂšs nous aviserons. Le Vieux Ă©tait content. Enfin il allait ĂȘtre publiĂ© et lu de son vivant⊠peut-ĂȘtre. En tout cas il avait une confiance aveugle en lâimam. - Eh bien patientons dit-il en se retirant le manuscrit dans sa choukkara cette Ă©ternelle sacoche berbĂšre qui lui pendait Ă lâĂ©paule et ne le quittait jamais quand il avait Ă faire Ă lâextĂ©rieur car elle pouvait tout contenir tant elle Ă©tait grande. En rentrant il trouva sa vieille Ă©pouse occupĂ©e Ă plumer des perdreaux. Ă la question de savoir dâoĂč ils venaient elle rĂ©pondit - Câest ce vieux brigand de HâMad qui te les a apportĂ©s. Il a Ă©tĂ© Ă la chasse. - Ah Lâancien tueur pense encore Ă moi Il est bien le seul Ă le faire ici. Eh bien prĂ©pare-les comme il te plaira - Jâai une bonne recette pour ce gibier dĂ©licat tu verras. - Fais comme il te plaira rĂ©pĂ©ta-t-il. Quant Ă moi je commence Ă perdre la mĂ©moire... Jâai Ă©tĂ© chez lâimam Ă la medersa mais jâai oubliĂ© de lui porter un paquet de mon thĂ© prĂ©fĂ©rĂ©. Il va falloir que jây retourne aprĂšs ma sieste. - Inutile que tu y ailles je lui remettrai moi-mĂȘme ce paquet en allant moudre mon orge Ă la minoterie dit la vieille. - Ă la minoterie sâĂ©tonna le Vieux. Mais tu disais que... - Ce que je disais nâa plus aucune importance maintenant. Jây vais parce que mes Ă©paules me font si mal que je ne peux plus faire tourner notre meule. Jâai une bonne excuse. - Ah bon Je pensais seulement que tu avais soudain perdu la tĂȘte et choisi le parti de la 54 54 - Non Pour lâessentiel je reste traditionaliste. - TrĂȘve de plaisanterie Je suis trĂšs content que tu sois dĂ©livrĂ©e de cette corvĂ©e dâun autre Ăąge. Il y a des machines bĂ©nĂ©fiques et des machines malĂ©fiques. Tout dĂ©pend de ce quâon en fait. La minoterie est un don du Ciel... Lâautomobile aussi quand elle - ne sert pas Ă provoquer lâire des laissĂ©s-pour-compte. HĂ© Câest pourquoi on en brĂ»le lors des Ă©meutes. Lâauto est comme une femme aguichante qui joue trop de ses charmes. Elle lance constamment un appel au viol. Et ce nâest pas lâenvie de tout casser qui manque Ă ces hĂšres qui peuplent les villes. Ils y vont dâun coeur lĂ©ger en masse mettent le feu Ă ce qui leur tombe sous la main... Et vas-y Encore une Lâincendie fait son oeuvre Ă la grande joie de celui qui ne possĂšde pas mĂȘme un Ăąne. On parle tous les jours de ces Ă©meutes et de ces Ă©meutiers Ă la radio. Les villes sont devenues un enfer pour le pauvre comme pour le riche. PassĂ© un moment il se ressaisit et ajouta - Mais je parle je parle je parle... Je vais plutĂŽt me faire un bon thĂ© et me remettre au travail. Le saint me sollicite. La vieille ne dit mot. Le sachant dans un autre monde elle se concentra sur la prĂ©paration du repas de midi aprĂšs avoir donnĂ© le foie des volatiles au chat roux qui Ă©tait venu lâimportuner. Ă lâextĂ©rieur une brise fraĂźche adoucissait les premiĂšres ondes de cha- leur qui commençaient Ă chauffer le sol et les pierres avant de se rĂ©pandre en un brasier 55 55 - Point trop nen faut mon ami... Tu te rĂ©veilles la nuit pour Ă©crire du jamais-vu pour toi qui as toujours dormi comme une souche dit la vieille qui sinquiĂ©tait un peu de lagitation soudaine qui s Ă©tait emparĂ©e de son mari. - C est que je suis dĂ©terminĂ© Ă finir cette oeuvre. Et si je me lĂšve la nuit pour travailler cest qualors il mest venu des idĂ©es et mĂȘme des strophes entiĂšres quil faut noter sous peine de les voir se dissiper comme fumĂ©e dans un courant dair rĂ©torqua le Vieux en extase devant un poĂšme dont il avait dĂ©jĂ rempli plus de la moitiĂ© du cahier vert. - Je naimerais pas que ta santĂ© en souffre cest tout. - Ma santĂ© C est quand je n Ă©cris pas que je la perds Ă faire des futilitĂ©s. Quand je suis Ă loeuvre au contraire des forces neuves me viennent tout Ă coup d on ne sait oĂč. Alors dis-toi bien que c est plutĂŽt bĂ©nĂ©fique. - Tu te sens donc bien - Mieux quâun jeunot En tout cas je vis pleinement ma vie en ce moment. Tu nâas donc rien remarquĂ© - Jâai remarquĂ© que tu avais un peu changĂ© dit-elle. - Moi Je nâai pas changĂ©. Je vis seulement au mĂȘme rythme que mon personnage. Câest un rythme dâenfer mais il me plaĂźt. - Depuis quelques jours le Vieux mettait toute son Ă©nergie dans cette oeuvre qui ne paraissait pas toucher Ă sa fin car plus il Ă©crivait et plus il ressentait lâimpĂ©rieux besoin de continuer. CâĂ©tait donc une longue Ă©popĂ©e une sorte de roman de guerre mythologique quâil rĂ©digeait dans le silence monacal du petit salon. Et il se levait maintenant la nuit lorsque des images fulgurantes lâarrachaient au sommeil. Il voyait alors les scĂšnes Ă dĂ©crire. Il couchait sur le papier une page ou deux parfois seulement une strophe et il se rallongeait et se rendormait aussitĂŽt. Cela ne le fatiguait pas quoi que pensĂąt sa vieille femme. Il lui arrivait mĂȘme dâoublier quâil sâĂ©tait levĂ© pour Ă©crire. Câest ainsi que le lendemain il dĂ©couvrait de nombreuses pages toutes fraĂźches dont il sâĂ©tonnait mais le plaisir Ă©tait immense. Il travailla dâarrache-pied pendant quelques semaines puis un beau jour il constata quâil ne pouvait plus avancer le texte Ă©tant achevĂ©. Il apprĂ©cia lâĂ©paisseur des pages et vit quâil y avait lĂ de quoi faire un beau petit livre. Alors il dĂ©cida dâaller consulter lâimam Ă la medersa seul capable de le conseiller avec pertinence. - Je peux faire faire une belle copie par un de mes disciples dit-il au Vieux. - Câest bon. Garde le cahier je reviendrai dit-il. Et il sâen alla. Revenant quelques jours plus tard il constata que la copie de lâĂ©lĂšve Ă©tait un chef- dâoeuvre de calligraphie. Cela lui donna une idĂ©e. - Nous devrions publier ce recueil comme ça dit-il Ă lâimam. On nâa pas besoin dâimprimerie. - Oh que si On a toujours besoin dâun imprimeur rĂ©pondit lâimam. Il faut fabriquer le livre en tirer des exemplaires. Il faut des machines... Tirer trois cents ou cinq cents exemplaires Ă nous de voir. Je pense que cinq cents suffisent... Oui cette calligraphie est supĂ©rieure aux caractĂšres dâimprimerie actuels nous pouvons la conserver. Mais lâintervention dâun imprimeur reste indispensable. Ce que je vais faire maintenant câest garder non pas le manuscrit original mais cette calligraphie dans un coffre mĂ©tallique Ă la bibliothĂšque. Ensuite jâattends. Jâattends quâun mĂ©cĂšne tombe amoureux de la calli- graphie. AprĂšs quoi... - Câest possible quâil y en ait un mais ce sera long dit le Vieux. Et aprĂšs un moment il ajouta - Tu sais publier aujourdâhui ou dans un siĂšcle ça mâest Ă©gal. Lâessentiel est que ceslide 56 56 recueil soit en sĂ»retĂ© chez toi. Plus tard il y aura forcĂ©ment des gens qui le dĂ©couvriront. - Je pense comme toi mais nous ferons notre possible pour lâĂ©diter si Dieu veut. Lâintervention de lâimam fut si efficace que moins dâun mois plus tard un alim professeur Ă lâinstitut de Taroudannt et ami de lâimam trouva la solution idĂ©ale ouvrir une souscription. Ce qui fut fait. Le livre parut mais lâĂ©vĂ©nement resta sans Ă©cho car les mĂ©dias ne sâintĂ©ressaient pas Ă la poĂ©sie berbĂšre. Cependant le Vieux reçut des lettres dâadmiration et eut mĂȘme la visite inopinĂ©e dâun raĂŻss qui dĂ©sirait mettre en musique et chanter certains de ses poĂšmes. Il refusa net cette offre prĂ©textant quâil nâavait rien Ă©crit dâautre que lâĂ©popĂ©e elle-mĂȘme. Mais en rĂ©alitĂ© il ne voulait pas que lâon confondĂźt poĂ©sie et chanson poĂšte et saltimbanque. Les gens ne faisaient pas la diffĂ©rence Ă son avis. Il faisait cependant une exception pour Haj BĂ©laĂŻd chanteur quâil considĂ©rait avant tout comme un poĂšte car ses textes nâavaient rien de folklorique contrairement Ă ceux des autres qui Ă©taient davantage des improvisations que des Ă©crits inspirĂ©s et longuement mĂ»ris. Mais le Vieux ne put Ă©chapper Ă ce circuit. LâĂ©diteur qui vint le voir Ă la medersa exigea que ses poĂšmes soient Ă la fois imprimĂ©s et mis en musique sur des cassettes audiovisuelles par des chanteurs-compositeurs professionnels. Il avoua tout de go que cela rapporterait de lâargent. BouchaĂŻb sâentĂȘta sâemporta mĂȘme en maudissant une fois de plus la modernitĂ© mais il finit par cĂ©der Ă cette offre inattendue car lâimam y voyait un beau signe le signe que la langue berbĂšre allait enfin entrer dans un nouveau cycle de vie. - AprĂšs tout tu nâas rien Ă perdre tu vas seulement gagner de lâargent honnĂȘte dit-il au Vieux. BouchaĂŻb eut donc assez dâargent pour en offrir une partie Ă la medersa qui avait besoin de rĂ©parations car les pierres murales se disjoignaient par endroits. Lâimam ne savait comment le remercier mais le Vieux lâinterrompit - HĂ© Sans toi je ne serais quâun hĂšre qui Ă©crit un de ces vieux patraques qui disparaissent sans laisser de traces. Un parfait inconnu en sommet Ce qui compte câest quâon me lise le reste importe peu. Je nâai donc plus besoin de dĂ©crypteur. Câest le bon cĂŽtĂ© de la modernitĂ©. Tout est facile de nos jours. - La modernitĂ© nâest pas complĂštement nĂ©gative dit lâimam. - Si on lâadopte dans les limites du raisonnable. - Oui. Câest ce qui Ă©chappe aux parvenus. - Jâallais dire la mĂȘme chose conclut le 57 57 Bien quil fĂ»t rĂ©tif Ă la diffusion audiovisuelle de son oeuvre il admettait volontiers que cĂ©tait un mal nĂ©cessaire vu que la majoritĂ© de ceux qui auraient ainsi accĂšs Ă sa poĂ©sie Ă©taient des analphabĂštes et que seule une Ă©lite triĂ©e sur le volet pouvait le lire dans le texte. Cette forme de communication avait dailleurs pris une proportion telle que lâexploitaient Ă fond les prĂȘcheurs politiques les chanteurs et les satiristes. En outre une seule cassette Ă©tait Ă©coutĂ©e par des dizaines de personnes en mĂȘme temps dans les transports en commun par exemple ou les cafĂ©s populaires. Mais le Vieux prĂ©fĂ©rait une Ă©lite lettrĂ©e qui savait goĂ»ter et apprĂ©cier la poĂ©sie Ă une foule peut-ĂȘtre admirative mais sans imagination et sans autre comprĂ©hension que le tra-la-la du saltimbanque pour elle le sens navait aucun sens. Ă la fin il eut une petite pensĂ©e Ă©mue pour ce peuple d ignorants et il reconnut qu il avait sans doute un peu d imaginaire et pourquoi pas des sentiments quun mot une idĂ©e ou une image pouvaient libĂ©rer dâun coup. AprĂšs tout ce sont des ĂȘtres humains. Sâils ne comprennent pas tout ils rĂ©agissent quand mĂȘme Ă certaines choses. Leur façon de percevoir le poĂšme est seulement diffĂ©rente de la nĂŽtre qui est plus sophistiquĂ©e. » Chez lui il fut accueilli par sa vieille Ă©pouse avec un large sourire. Elle nâattendit mĂȘme pas quâil fĂ»t assis pour dire - HĂ© On a parlĂ© de toi Ă la radio dâAgadir. - De moi Quâest-ce quâils ont dit - Que tu es un grand anaddam 1 . Et quelquâun a lu un passage du saint. Ăa alors Mais comment ont-ils pu avoir le livre - Ce sont des gens du mĂ©tier hĂ© - Câest vrai. Ils fouinent partout. Il lui rĂ©vĂ©la que ses poĂšmes seraient bientĂŽt chantĂ©s par des raĂŻss et enregistrĂ©s sur cassette. - Nous nâavons rien pour Ă©couter une cassette dit-elle. - JâachĂšterai un lecteur au magasin du village. Une marque japonaise. Il paraĂźt que câest ce quâil y a de mieux. - Alors je tâĂ©couterai enfin. Elle Ă©tait visiblement heureuse dâavoir la possibilitĂ© dâentendre les Ă©crits de son Ă©poux. - Nous autres qui ne savons ni lire ni Ă©crire ajouta-t-elle nous sommes comme les bĂȘtes il faut nous parler. La cassette est une bonne invention. - Oui oui dit le Vieux un peu agacĂ©. Mais savoir lire et Ă©crire câest mille fois mieux. On comprend mieux la poĂ©sie on ne rate presque rien. On prend plus de plaisir Ă lire quâĂ Ă©couter un poĂšme... Mais ce nâest que mon avis. Un avis qui en vaut un autre. - En tout cas tu mâas rendue heureuse. Je suis vieille mais heureuse de vivre ces Ă©vĂ©nements en ta compagnie. Jâai toujours su que tu cachais une grande Ăąme. Câest pourquoi je nâai jamais souffert avec toi. Il nây a quâĂ Ă©couter ce que disent les autres femmes pour comprendre. Elles en veulent toutes Ă leur conjoint. Il a toujours quelque chose Ă se reprocher celui-lĂ . Il les bat les maltraite ne leur achĂšte rien sauf un vĂȘtement et des souliers de temps en temps et il exige dâelles une perfection absolue. Quâelles soient des anges quoi Moi je nâai jamais eu Ă me plaindre de toi. - Moi non plus dit le Vieux. Mais jâai constatĂ© une chose le riche ne bat pas sa femme seul le misĂ©rable bat la sienne. Sais-tu pourquoi - Non rĂ©pondit la vieille. - Eh bien le riche nâa aucune raison de se comporter comme une brute. Le 1 - Compositeurslide 58 58 misĂ©rable lui a toutes les raisons du monde et de lâenfer dâagir comme tel. Quand il bat sa femme il croit quâil bat la misĂšre. Sa femme Ă la longue finit par incarner la misĂšre alors il la bat pour sâen dĂ©livrer. - Pour se dĂ©livrer de sa femme dit la vieille. - Non de la misĂšre alors quâil est lui-mĂȘme cette omniprĂ©sente misĂšre quâil voit autour de lui mais pas en lui. Une misĂšre qui lui colle Ă la peau sans quâil puisse sâen dĂ©faire. Pauvre diable Ces gens-lĂ sont Ă plaindre car ce sont souvent des victimes qui ne se dĂ©fendent pas. Ils se complaisent dans leur rĂŽle subalterne obsĂ©quieux sournois futiles... On leur applique toutes les Ă©pithĂštes dĂ©gradantes et ils sâen accommodent. Oui on finit par sâhabituer Ă sa condition et mĂȘme par lâ 59 59 Quelques jours plus tard le Vieux se rendit au magasin du village. Il demanda quâon lui prĂ©sentĂąt tous les lecteurs de cassettes disponibles ce quâon fit. Alors il sollicita lâavis du patron qui sây connaissait. - Si tu veux mon avis prends celui-lĂ . Il enregistre et lit les cassettes dit le marchand. - Non dit le Vieux je prĂ©fĂšre seulement les Ă©couter. - Bon. Celui-ci est parfait dans ce cas il est japonais. - Je le prends. Donne-moi aussi des cassettes de Haj BĂ©laĂŻd. Et une lampe Ă gaz. On le servit. Il Ă©tait content de ces deux achats. Dâune part la possession dâun lecteur de cassettes Ă©tait devenue indispensable dâautre part celle dâune lampe Ă gaz assez puissante remplacerait avantageusement les lampes Ă carbure de calcium dont la flamme sâĂ©teignait au moindre courant dâair. Sa vieille femme partagea son avis. - Mais nous nous modernisons en catimini dit-il. Ils rirent de ce bon mot adaptĂ© Ă la situation. - Ce nâest pas en acquĂ©rant ces petites bricoles ou mĂȘme une voiture quâon est moderne. Il y a toute une Ă©ducation Ă faire avant de prĂ©tendre Ă la modernitĂ©. Tout le reste nâest que façade affirma le Vieux. Et aprĂšs un silence - Je dois encore avoir des cahiers vierges quelque part je pense. - Il nây en a plus dit la vieille. Tu te souviens je tâen avais montrĂ© un que les rats avaient largement entamĂ©. Tu lâas jetĂ© au feu. CâĂ©tait le dernier. - Jâen achĂšterai demain. De toute façon je nâĂ©cris rien aujourdâhui. La poĂ©sie demande du temps. Et puis attendons de voir un peu le rĂ©sultat de ce que jâai dĂ©jĂ fait. - Elle ne dit rien. Elle ne comprenait rien Ă ces choses. Fors la cuisine et la vie courante en gĂ©nĂ©ral tout le reste Ă©tait nĂ©buleux pour elle. Cependant elle aimait Ă©couter de la poĂ©sie et elle Ă©tait fiĂšre de son homme ce qui la rendait encore plus heureuse. - Jâai cependant le titre dâun futur poĂšme dans la tĂȘte. Câest Tislit Ouarnan la fiancĂ©e de lâeau ou lâarc-en-ciel en berbĂšre. Mais de lĂ Ă le produire... Le Vieux se tut. Elle le regarda un bon moment puis elle osa dire - Câest un joli titre. Je suis sĂ»re quâil sera fait dans quelques jours. - Peut-ĂȘtre. En tout cas ça travaille dedans dit-il en tapotant du doigt sur sa tempe. Il y a dĂ©jĂ des images des lambeaux de vers... Si câest comme ça que ça se compose oui il sera lĂ bientĂŽt assurĂ©ment. LâidĂ©e elle-mĂȘme est claire la fiancĂ©e de lâeau perd son ami Ă cause du soleil. Rendue folle par sa disparition elle monte au septiĂšme ciel regarde un bon moment lâunivers Ă©toilĂ© et noir puis elle sâĂ©lance dans le vide sidĂ©ral. DĂšs lors il nây a plus de tonnerre plus dâorage aucune averse aucune ondĂ©e. Câest le dĂ©but dâune longue sĂ©cheresse sur terre. Les hommes ont beau faire des priĂšres rogatoires aucune goutte dâeau ne tombe plus du ciel. Les vallĂ©es sâassĂšchent les cailloux apparaissent sous lâeffet du vent la dĂ©sertification prend dâassaut les sols autrefois fertiles... - Mais câest inquiĂ©tant dit la vieille. - Oui câest inquiĂ©tant. Et je crains que ça ne soit prĂ©monitoire. - Car tu penses que tu possĂšdes le don de la divination - Tout vrai poĂšte est plus ou moins devin dit-il câest bien connu. - Il y aura donc une sĂ©cheresse - ForcĂ©ment puisque le dĂ©sert gagne du terrain tous les jours. Les gens ne respectent pas lâĂ©quilibre de la nature ils coupent trop dâarbres sans rien replanter Ă leur place. Cela modifie le climat. Quelques annĂ©es suffisent alors pour transformer un lieu autrefois arable en un petit bout de dĂ©sert totalement stĂ©rile. AprĂšs ça va dire aux gens de cesser dâĂ©migrer vers les villes Chez nous tant quâil y aura de lâeau dans les puits ça ira. Mais ailleurs câest-Ă -dire lĂ oĂč il nâexiste pas de puits mais seulement des citernes que vient de temps en temps remplir lâeau de pluie les habitants seront forcĂ©s dâacheter cetteslide 60 60 eau prĂ©cieuse loin de chez eux et de la payer cher. Cette pratique est dĂ©jĂ courante un peu partout. Il suffit quâil ne pleuve pas pour quâon y recoure. Donc mon poĂšme nâest pas aussi prĂ©monitoire quâil le semble Ă premiĂšre vue. La dĂ©sertification est dĂ©jĂ lĂ . - Si tout cela est vrai les pauvres dâici vont souffrir dit la vieille. Que mangeront-ils sâil ne pleut pas - Ils iront en ville eux aussi. Ils sâajouteront aux chĂŽmeurs et ainsi... Il se tut. - Et ainsi... dit la vieille. Continue. - Ce sera pour eux une mĂ©saventure et pour la sociĂ©tĂ© une plaie. Je connais le cas dâun homme qui est parti dâici en emmenant sa femme sa vieille fille et son fils. Il travaille comme contremaĂźtre dans des salines au nord dâEl-Jadida. Son fils comme lui-mĂȘme vit dans un bled perdu. Il rĂ©pare des tĂ©lĂ©s des radios sans avoir jamais appris le mĂ©tier mais il sâen tire tant bien que mal. Il a un certain don du bricolage. Ăa lui rapporte de quoi vivoter. Voyant quâil avait ce petit mĂ©tier assurĂ© dans ce coin perdu cet idiot sâest mariĂ©. Il a maintenant trois gosses qui ne mangent pas Ă leur faim et ne portent rien sur le dos. Tu vois un misĂ©rable reproduit forcĂ©ment de la misĂšre. Jâai lu quelque part que le rat qui est un animal intelligent sait rĂ©guler son groupe contrĂŽler le taux des naissances par exemple. Ainsi lorsque la nourriture se rarĂ©fie le nombre dâindividus chute et ne se stabilise que si chaque rat mange Ă sa faim. Chez lâhomme câest tout le contraire qui se passe. Le riche ne fait pas de famille nombreuse le pauvre si. Un pauvre qui nâa dĂ©jĂ rien nâarrĂȘte pas dâengendrer une masse de gueux câest ça le comble Et câest dĂ». Ă quoi Ă un mauvais legs de la tradition. Ayant on devait avoir le plus dâenfants possible pour contrecarrer la mortalitĂ© infantile qui Ă©tait permanente et parce quâon avait besoin de bras pour travailler la terre. Pour les vieux parents câĂ©tait aussi la garantie dâavoir une retraite sans soucis. Ă lâĂ©poque la famille Ă©tait soudĂ©e homogĂšne. Ce comportement Ă©tait donc valable. Mais aujourdâhui il ne lâest plus. On devrait faire comprendre ça Ă ces misĂ©reux qui se reproduisent comme des lapins. Mais un misĂ©rable est dâabord un ignorant patentĂ© on ne peut rien lui faire admettre et le plus souvent il impute sa misĂ©rable condition Ă la fatalitĂ©. Ce dont manque ce pays câest dâun bon systĂšme Ă©ducatif pour commencer. Il nây a mĂȘme pas dâĂ©cole dans certains villages. Il nây a que lâĂ©cole coranique pour les petits. Seuls les enfants de riches ont droit Ă une bonne Ă©ducation. Dans les villes ils suivent les cours dâinstitutions privĂ©es. AprĂšs quoi on les envoie en Europe ou en AmĂ©rique. Ils obtiennent des diplĂŽmes solides. Quant aux autres... Eh bien les autres restent justement les autres câest-Ă -dire rien. En gĂ©nĂ©ral ils nâachĂšvent pas leurs Ă©tudes mĂ©diocres. Ils se contentent dâune licence et aussitĂŽt commencent Ă chercher un emploi alors que de vrais diplĂŽmĂ©s chĂŽment. Lâautre jour Ă la radio il en Ă©tait question. Ces gens-lĂ cherchent seulement un travail qui leur donne de quoi vivre. Mais il nây a rien. Pendant ce temps les parvenus... Il nâacheva pas sa phrase. Lâimage du parvenu lui Ă©tait soudain apparue si monstrueuse quâil cligna des yeux comme si celui-ci sâĂ©tait dâun coup matĂ©rialisĂ© devant lui. - Pendant ce temps... rĂ©pĂ©ta la vieille. - Je nâachĂšve pas Le parvenu est une honte Quand on voit tout le reste on a envie de lui crier bien fort Sale ordure Ne vois-tu pas que tu as les pieds dans la merde » La vieille Ă©clata de rire. - Oui cet imbĂ©cile marche dans la merde et il ne voit rien ne sent rien rĂ©pĂ©ta le 61 61 Un jour quâil faisait une chaleur particuliĂšrement saisissante et en milieu dâaprĂšs- midi le Vieux qui Ă©crivait entendit une rumeur lointaine suivie dâun Ă©norme vacarme comme celui dâune armĂ©e qui part Ă lâassaut dâun fort quâelle nâa de cesse dâenlever malgrĂ© le courage de ses dĂ©fenseurs retranchĂ©s derriĂšre une muraille de fer et de feu. Ce bruit inhabituel le distrayait de son travail. Il reposa le porte-plume Ă cĂŽtĂ© de lâencrier sur la petite table ronde se leva et se posta Ă une fenĂȘtre. Il vit dâabord un nuage de fumĂ©e puis en abaissant les yeux Ă hauteur du paysage un champ de flammes. CâĂ©tait un incendie qui ravageait lâun des plus beaux vergers de la rĂ©gion. Il nây avait pas moyen de lâĂ©teindre malgrĂ© le concours des pompes Ă eau des environs qui sâĂ©taient toutes mises Ă pĂ©tarader. Puis le tumulte se transforma en cris injures menaces... Impuissants les gens grouillaient autour du sinistre comme une fourmiliĂšre affolĂ©e. Le feu sâĂ©teignit de lui-mĂȘme ne laissant derriĂšre lui que des cendres et des troncs calcinĂ©s. MalgrĂ© la distance le Vieux pouvait reconnaĂźtre les cris de rage du propriĂ©taire. - Câest le verger dâOumouh qui a flambĂ© dit-il. Il y a Ă parier quâil a dĂ©jĂ trouvĂ© un coupable parmi ceux-lĂ mĂȘmes qui sont venus lâaider. II va donc nettoyer et astiquer sa vieille pĂ©toire Ă poudre noire et se prĂ©parer au combat comme au bon vieux temps. Il faut le comprendre... Le pauvre vieux vient de perdre sa seule fortune ce verger prĂ©cisĂ©ment. - Câest abominable Si on a mis dĂ©libĂ©rĂ©ment le feu au verger je trouve ça abominable dit la vieille. - Je ne vois personne mettre exprĂšs le feu Ă ce verger moi dit le Vieux. Il fait trĂšs chaud et les rayons du soleil sont vifs. Il suffit dâun bout de mĂ©tal ou de verre pour dĂ©clencher le feu. Câest peut-ĂȘtre ce qui est arrivĂ©. Le lendemain le Vieux apprit quâon avait trouvĂ© sur place des canettes de biĂšre brisĂ©es et des mĂ©gots. Et comme il lâavait pressenti Oumouh avait ressorti son arsenal guerrier dâautrefois pour en dĂ©coudre mais le Mokaddem le lui avait confisquĂ©. LâenquĂȘte rĂ©vĂ©la quâon avait fait la noce ici en pleine nuit. Il nây avait donc pas de coupable ni de plainte Ă dĂ©poser. On en resta lĂ . - Ce vieil animal aura un autre verger tu verras dit le Vieux. Il est lâami des parvenus. Que dis-je Câest leur homme Ă tout faire et le guide de chasse car il est expert en la matiĂšre. Il doit bien en tirer des bĂ©nĂ©fices... - Câest honteux quand mĂȘme Boire dans un verger qui nâest pas le vĂŽtre et en pleine nuit comme un voleur - Ce sont ces jeunes qui viennent de la ville. Ils font ça pour briser les tabous expliqua le Vieux. Des vacanciers qui auraient plutĂŽt dĂ» courir les filles sur les plages du Nord qui sont ma foi trĂšs propres et trĂšs belles... Mais ceux-lĂ Oumouh ne les touchera pas ce sont les enfants de ses nouveaux amis. Et puis tu sais Ă cette heure il a dĂ©jĂ sans doute Ă©tĂ© dĂ©dommagĂ© par ces messieurs qui nâaiment pas le scandale. Certainement Ce vieux filou a dĂ» toucher quelque chose un gros paquet sinon il serait allĂ© tout droit au bureau du caĂŻd ou chez les gendarmes. Bien visĂ© Il nâa fait ni lâun ni lâautre. Dâautres plants vont arriver ces jours-ci. Il replantera car il aime le faire avec un ou deux ouvriers agricoles pour lâassister et pour que ça aille plus vite dit le Vieux. - Son fils unique est toujours Ă Casa demanda la vieille. - Oui. Câest un dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© un vaurien. Le pĂšre lui a laissĂ© un magasin bien garni mais il a tout claquĂ© avec des putains et trouvĂ© le moyen de faire des dettes bancaires. Et il a abandonnĂ© ici sur les bras du pĂšre une femme lĂ©gitime et des enfants. - Incroyable Et le frĂšre dâOumouh ce borgne - Celui-lĂ câest un parfait salopard. Il est lâoeil et lâoreille des gendarmes un mouchard. Pas mal dâopposants ont pĂąti de ses confidences Ă la gendarmerie. - Quelle familleslide 62 62 - Comme tu dis. Oumouh qui est vieux sâest pourtant remariĂ© avec une jeune de dix-huit ans une pauvresse. On dirait quâil est aussi vigoureux quâun jeune taureau. Ils rirent. La vieille prĂ©parait le thĂ©. Le Vieux qui sâĂ©tait rassis avait devant lui sur la petite table un gros cahier ouvert oĂč il Ă©crivait son nouveau poĂšme Tislit Ouaman. - Câest que prĂ©cisĂ©ment il lâest dit la vieille femme. Je lâai vu passer Ă la minoterie lâautre jour. On ne lui donnerait pas lâĂąge quâil a rĂ©ellement. ïII existe des natures comme celle-lĂ qui dĂ©fient les annĂ©es affirma le Vieux. Or celui-lĂ a tĂątĂ© de lâaventure câest un ancien baroudeur. Il sait fabriquer la poudre et couler des balles de plomb. Il a toujours son matĂ©riel cachĂ© quelque part dans la maison. Une maison qui ressemble plutĂŽt Ă un labyrinthe tant elle est sombre et truffĂ©e de piĂšges et de dĂ©tours. Câest quâil est mĂ©fiant le vieux bouc Il se dĂ©fierait de son ombre. Et ses ennemis dâhier qui sont encore en vie savent Ă quoi sâen tenir. Quand il menaçait Untel celui-ci devait de son cĂŽtĂ© se prĂ©parer au combat. Ils sont tous les mĂȘmes ils ont tous leurs vieilles armes fusil Ă poudre noire et poignards. Mais ils ne sâen servent plus. Bon Donne-moi de ce thĂ©. Je vais continuer mon poĂšme. Ăcoute encore ce que je vais dire... Jâai assistĂ© dans le temps Ă un incendie moins spectaculaire câĂ©tait la clĂŽture Ă©pineuse dâune maison qui flambait. Eh bien la solidaritĂ© Ă©tait telle que les femmes et les hommes avaient spontanĂ©ment constituĂ© une chaĂźne humaine leur permettant de se passer de main en main les rĂ©cipients et cela depuis le puits jusquâĂ la maison menacĂ©e. Cet incendie de clĂŽture fut Ă©teint trĂšs vite et la maison qui Ă©tait juste derriĂšre ne prĂ©sentait aucune trace de flammes Ă lâextĂ©rieur. Cette solidaritĂ© nâexiste plus. Si aujourdâhui une maison de pauvre brĂ»le on la laisse brĂ»ler câest tout. Il but une gorgĂ©e de thĂ© chaud fuma et reprit - Jâai presque fini mon poĂšme. Ăcoute donc ces vers Tislit Ouaman Ă©plorĂ©e hurla du haut des monts Soleil maudit tu as tuĂ© lâĂ©poux splendide de la terre Le soleil dit Retire-toi tu charmes les autres Avec mes propres rayons Avec mon coeur rutilant mon feu roulant Et tu mâoublies moi soldat de la nuit et du jour. - Jâen suis lĂ dit le Vieux. Quâen dis-tu - Câest beau. En effet lâarc-en-ciel câest Ă la fois eau et lumiĂšre. Mais qui a raison dans lâhistoire â Le plus fort La nature a toujours raison affirma le Vieux. Et il reprit sa 63 63 Un matin on frappa Ă la porte et ce fut le Vieux qui alla ouvrir. Sa surprise fut- tellement forte en reconnaissant le visiteur quâil faillit en perdre la parole câĂ©tait son vieil ami de France qui revenait ici aprĂšs bientĂŽt trente ans dâexil total. Les salamalecs interminables achevĂ©s ils montĂšrent dans le petit salon sâassirent lâun en face de lâautre et sâexaminĂšrent un bon moment. - Tu nâas pas beaucoup changĂ© dit le Vieux. Tu es toujours aussi jeune et peut-ĂȘtre du cĂŽtĂ© des femmes plus performant quâun jeune. Mais comment as-tu fait pour venir Radwane Dis-moi quelle mouche tâa piquĂ©. - Il y a bien trente ans que je nâai pas remis les pieds dans ce pays. Quây faire quand on nây a plus personne... Ă part toi bien sĂ»r Je suis donc restĂ© lĂ -bas. Je suis français comme tous les autres mariĂ© je paie des impĂŽts et je vote â câest dĂ©mocratique. Jâai trois enfants. Lâun travaille avec moi dans lâagroalimentaire et les deux autres exercent des professions libĂ©rales. Il y a un mĂ©decin et un avocat. Câest donc uniquement pour te revoir que je suis revenu. Jâai pris un billet dâavion comme un touriste et me voici. Mais jâai fait expĂ©dier deux cartons pleins de bricoles pour toi par le car qui fait Paris-Tiznit. Ici jâai louĂ© une voiture. Je ne compte pas rester plus dâune semaine. - Câest net et prĂ©cis dit le Vieux. Eh bien tu dĂ©jeuneras ici. - Oui. - Et tu resteras jusquâĂ demain. - Non. Jâai des rendez-vous Ă Agadir. Tu recevras les cartons ici mĂȘme. Le chauffeur du car te les apportera en personne. - Ah Quel plaisir de te revoir dit le Vieux. Tu bois encore du thĂ© au moins - Bien sĂ»r mais je bois aussi du bon vin et de la bonne biĂšre. - Ă ce moment la vieille Ă©pouse de BouchaĂŻb entra dans le salon. - Tu reconnais notre visiteur lui demanda le Vieux. Elle rĂ©flĂ©chit un instant et dit - Non vraiment je ne le remets pas. - Il y a tellement longtemps. Tu es tout excusĂ©e. Câest Radwane notre ami de France. - Maintenant je le reconnais. Je nâaurais jamais pensĂ© quâil reviendrait. Sois donc le bienvenu Radwane tu es de la famille. Je vais vous prĂ©parer du thĂ© et des friandises. Elle sâen alla puis revint avec ses ustensiles habituels. Elle sâinstalla assez loin des deux hommes pour les laisser parler Ă lâaise et elle commença Ă prĂ©parer la boisson. Le chat renifla le visiteur se frotta Ă sa jambe et retourna Ă lâoreiller qui Ă©tait devenu sa litiĂšre. - Ah Toi par exemple dit Radwane. Tu es connu mĂȘme Ă Paris. Il y a seulement quelques jours une radio berbĂšre a parlĂ© de toi. Câest peut-ĂȘtre ce qui mâa dĂ©terminĂ© Ă venir. Lâanimateur que je connais bien a donnĂ© un long extrait de ton Ă©popĂ©e sur le saint. Il a rĂ©ussi Ă se procurer ton livre câest un crack Mais en as-tu toi de ces livres ici - Oui je tâen donnerai trois. Il alla les chercher dans un coffre de bois peinturlurĂ©. AprĂšs les avoir feuilletĂ©s Radwane sâexclama - Ce sont des oeuvres dâart mon vieux Ă Paris ils coĂ»teraient une petite fortune. Qui a exĂ©cutĂ© cette belle calligraphie - Un Ă©lĂšve de la medersa dit le Vieux. - Câest un virtuose ce petit. Est-ce quâon pourrait le voir - Câest facile. - Comme poĂšte tu te poses un peu lĂ dit Radwane. Ce que tu fais est sublime. - Merci mon ami. Mais parlons dâautre chose. Tu liras le livre Ă tĂȘte reposĂ©e. Comment va la France - La France va de moins en moins bien. Les jeunes chĂŽment. Ils se droguent dealent câest-Ă -dire quâils vendent de la drogue pour en avoir Ă consommer eux-mĂȘmesslide 64 64 volent agressent dans les magasins les couloirs de mĂ©tro les bus. Quand la police tire sur lâun dâeux qui vient de faucher une voiture ils sortent le soir brĂ»lent des pneus des autos pillent les boutiques les supermarchĂ©s blessent des flics... Et pendant ce temps on les filme... Les images passent Ă la tĂ©lĂ©vision ça fait peur au Français moyen qui dĂšs lors vote pour lâextrĂȘme droite le fascisme Ă la française quoi LâArabe est le suspect numĂ©ro un. On lui refuse le visa dâentrĂ©e sur le territoire on le refoule on le place en rĂ©tention administrative quand il nâest pas en situation rĂ©guliĂšre. Un sans-papiers est un sans domicile fixe il risque gros Ă tout instant. Les crĂąnes rasĂ©s tuent le MaghrĂ©bin comme ça pour rire. Câest bĂȘte et câest mortel. Personnellement je suis loin de ces problĂšmes mais ce qui se passe est inquiĂ©tant. - Et il y a encore des fous ici qui veulent aller en France Ils devraient savoir quâil nây a pas de place pour eux dans les pays dâEurope. Mais quâest-ce que tu peux faire comprendre Ă un ignorant dit le Vieux. - Jâai pris mes prĂ©cautions depuis longtemps. Câest pourquoi je me suis fait naturaliser quand câĂ©tait encore possible. Je suis un bon citoyen respectueux des lois de la RĂ©publique et je ne vais pas provoquer de tapage folklorique lĂ oĂč il ne faudrait pas. Or la plupart des MaghrĂ©bins immigrĂ©s sont de parfaits illettrĂ©s. - Comme ceux dâici dit le Vieux. - Ceux dâici sont entre eux ils nâemmerdent personne. - Câest juste. La vieille femme les servit. - La rĂ©gion a drĂŽlement changĂ© dit Radwane. On se modernise par ici. - Oui mais câest une modernitĂ© fanfaronne rĂ©pondit le Vieux. Une couche de mauvaise peinture qui craque vite pour faire apparaĂźtre la vraie nature des choses. Les gens de chez nous sont irrespectueux de tout sauf de lâargent. Un jour ce village cette vallĂ©e ne seront plus quâun dĂ©sert. Ce sera triste pour ceux qui nâont jamais rien eu mĂȘme un vĂȘtement dĂ©cent. La misĂšre que tu as vue en France nâest pas celle dâici. Notre misĂšre est tenace elle sâaccroche et se reproduit Ă grande vitesse comme un microbe. La France elle a les capacitĂ©s pour juguler la sienne qui nâest aprĂšs tout quâun mauvais quart dâheure Ă passer. Ici ce sont des siĂšcles de misĂšre qui se sont liguĂ©s pour donner ce que nous voyons aujourdâhui une misĂšre incurable qui sâamplifie et mine les bases de la sociĂ©tĂ© qui la sĂ©crĂšte une sociĂ©tĂ© oĂč seul le riche fait ce quâil veut va oĂč il veut. La grande masse elle tourbillonne et bouillonne au fond dâun gouffre vertigineux. Oui gare au vertige. Nous sommes au bord dâun gouffre monstrueux. En perdant la tradition on a aussi perdu le respect de la femme et de lâenfant. Les filles se prostituent les garçons aussi. Et les enfants croupissent dans le caniveau. Mais il nây a rien Ă faire. Ce sont les mentalitĂ©s quâil faudrait changer. - Ton analyse est juste. Si les mentalitĂ©s ne changent pas ça ne sâamĂ©liorera pas dit Radwane. Mais passons Ă autre chose. Sachant que tes poĂšmes seront tĂŽt ou tard mis sur cassette je tâai apportĂ© un certain nombre de gadgets. Ăa tâamusera. Tu as aussi ton thĂ© prĂ©fĂ©rĂ© et du trĂšs bon tabac. Je dois tâen envoyer assez souvent car tu es un fumeur invĂ©tĂ©rĂ©. Tu apprĂ©cieras donc ces mĂ©langes raffinĂ©s. Mais⊠possĂšdes-tu toujours un Ăąne - Non. Jâai une mule. Un Ăąne ne fait pas de vieux os ici. Le dernier que jâai eu a Ă©tĂ© bouffĂ© par les charognards il y a trois ans peut-ĂȘtre. Ici quand une bĂȘte crĂšve on jette sa carcasse aux fauves. Jâai donc une mule charmante qui ne demande quâĂ sortir mais comme je suis indisponible elle reste dans son rĂ©duit. Avant jâallais au souk une fois par semaine maintenant câest tous les trois mois. On trouve ce quâon veut au magasin du village ce nâest plus comme autrefois. - Câest une excellente chose rĂ©pondit Radwane. Ă cet instant on entendit une sĂ©rie de coups de feu. - Câest ce bandit de Hmad qui chasse le perdreau dit le 65 65 - Lâancien tueur - Oui. Je lui ai demandĂ© de mâapporter du gibier pour aujourdâhui. On a beau dire câest un homme remarquable. Je lâaime bien. Le Vieux alla regarder par la fenĂȘtre. Puis il revint sâasseoir. - Je ne me suis pas trompĂ© dit-il. - Câest bien lui et il vient ici. Dix minutes plus tard en effet on entendit frapper Ă la porte. La vieille femme alla ouvrir. Quand elle revint elle portait six perdreaux ensanglantĂ©s. Le chat courut Ă la rencontre de sa maĂźtresse qui le chassa sans mĂ©nagement. Il aurait Ă©tĂ© capable de voler un de ces volatiles encore saignants. - Hmad tâa apportĂ© ceci dit la vieille. Je lui ai dit de monter mais il sâest excusĂ©. Il a paraĂźt-il des choses Ă faire. - Des choses Ă faire Il prĂ©fĂšre plutĂŽt sa solitude que la compagnie des hommes. Il est casanier. Eh bien rĂ©gale-nous donc avec ce beau gibier - Jâen mange souvent Ă Paris dit Radwane mais câest du gibier dâĂ©levage. Celui-ci doit ĂȘtre fameux. - PrĂ©pare-toi Ă te rĂ©galer. Le goĂ»t du gibier et mĂȘme celui de la viande normale change suivant les rĂ©gions. La viande dâici a plus de goĂ»t que nâen a celle qui est vendue en ville. Câest ce que mange la bĂȘte qui fait la diffĂ©rence. AprĂšs un copieux dĂ©jeuner qui lâenchanta Radwane dit au Vieux - Jâai rĂ©flĂ©chi. Je dois partir immĂ©diatement pour Agadir. Je ne verrai donc pas ce jeune calligraphe. Câest dommage. Mais je nâai rien Ă lui offrir. Quâil suive donc sa route. Les personnes que je vais voir sont importantes. Je ne dois pas rater cette entrevue. Ils Ă©taient assis devant deux verres de thĂ© fumants le Ă©niĂšme thĂ© depuis le matin. - Dommage Moi qui aurais voulu te coincer ici pour que tu oublies un peu tes soucis dâinvestisseur... rĂ©pondit le Vieux. Mais soyons sĂ©rieux. Pour le petit calligraphe câest bon tu nâas rien Ă lui promettre. Il vaut mieux quâil continue sa route dĂ©jĂ toute balisĂ©e. Mais pour ces investissements je dois te mettre en garde contre les margoulins. - Tu prĂȘches un convaincu. Je connais tout ça. Mais lĂ câest du solide. Il sâagit en fait du rachat dâune ferme dâagrumes dans la plaine du Souss et de la crĂ©ation dâunitĂ©s de production de jus dâorange pamplemousse etc. destinĂ© Ă lâexportation. - Câest sĂ©rieux jâen conviens. Seulement gaffe Il y a des voleurs partout. - Il y en a mĂȘme en France. Chez les politiques et ailleurs. Ăa ne mâa pas empĂȘchĂ© dây faire des affaires en or. - Tu connais ton mĂ©tier. Mais le Maroc câest le Maroc tout le monde te le dira. - Je serai sur mes gardes dit Radwane. - LĂ je suis rassurĂ©. Mais dis-moi puisque tu en viens dis-moi comment câest lâAgadir dâaujourdâhui - Oh Une ville pour les touristes. Du bĂ©ton encore du bĂ©ton Et ça marche bien. Personnellement je ne mettrai pas un sou lĂ -dedans. Le tourisme est alĂ©atoire car trop dĂ©pendant de la conjoncture politique et des Ă©vĂ©nements. - Câest une machine qui tourne bien alors - Il me semble dit Radwane. Pour le moment du moins. - Il se leva prit les livres que lui avait donnĂ©s le Vieux. - Je vous dis au revoir. Le Vieux se leva aussi. Il Ă©tait Ă©mu. - Ah Dieu fasse que tu reviennes lâannĂ©e prochaine Ăa me fend le coeur de te savoir dans un autre pays loin de nous autres. - Il conduisit Radwane jusquâĂ la porte dâentrĂ©e. Quand il fut remontĂ© il sâaffala comme sâil venait de soulever un poids 66 66 - Tu es fatiguĂ© demanda la vieille. - Non. Je suis seulement Ă©mu. Trente ans dâĂ©clipse et le voilĂ dĂ©jĂ parti pour une autre longue absence. Mais tu es lĂ toi. Et le chat aussi est lĂ . Ah mon beau rouquin Tu ne peux pas savoir le prix dâune amitiĂ©. Tu nâes quâun chat toi. Bon Est-ce que jâaurai encore le courage dâĂ©crire Peut-ĂȘtre. Mais aprĂšs la sieste seulement. Se couchant sur le tapis qui recouvrait le sol il sâendormit rapidement. - Câest un grand enfant dit la vieille au chat qui la fixait sans 67 67 AprĂšs un Ă©tĂ© torride ponctuĂ© dâorages aussi violents que brefs qui avaient emportĂ© les cultures en terrasse et endommagĂ© les vieilles maisons lâautomne fut calme et sans nuage. On sâattendait Ă voir tomber les premiĂšres pluies prĂ©cĂ©dant les labours mais rien ne vint hormis un sempiternel vent brillant. LâannĂ©e agraire sâannonçait assez mal et les radios elles-mĂȘmes redoutaient compte tenu de lâavis unanime des experts une sĂ©cheresse prolongĂ©e. Ceux qui sâĂ©taient prĂ©parĂ©s aux labours et qui vivaient de cela les plus pauvres donc avaient vite dĂ©chantĂ© et remisĂ© leur charrue. Le prix des cĂ©rĂ©ales augmenta si vite que beaucoup dâindigents recoururent aux aides du gouvernement mĂȘme ceux qui nâĂ©taient pas habituĂ©s Ă la farine amĂ©ricaine ou canadienne en reçurent. Cette manne contrecarra quelque temps lâaction cynique des spĂ©culateurs qui dĂ©tenaient des stocks importants de cĂ©rĂ©ales dans des dĂ©pĂŽts occultes. LâĂtat les poursuivait de sa vindicte. Des procĂšs et des saisies eurent lieu mais rien nây fit la spĂ©culation sâĂ©tait si bien ancrĂ©e dans les mentalitĂ©s que seuls les plus honnĂȘtes marchands nây succombaient pas. Les autres sâenrichissaient chaque jour au dĂ©triment du grand nombre. Au dĂ©but de lâannĂ©e suivante on vit errer par les campagnes et tout le long des routes des animaux solitaires chassĂ©s par leurs maĂźtres qui ne pouvaient plus les nourrir. Il y avait surtout des Ăąnes parmi ces bĂȘtes. Les pauvres Ă©quidĂ©s allaient ainsi dans la nature Ă la recherche dâun brin dâherbe et dâeau. A la fin Ă©puisĂ©s ils se couchaient et crevaient en silence. Leur dĂ©pouille ne tentait mĂȘme pas le charognard qui gavĂ© nâavait que lâembarras du choix. Des moutons et des vaches crevaient Ă©galement dans les fermes appauvries sur ces mĂȘmes terres qui les avaient si bien nourris. Le prix de la viande sâĂ©tait brutalement effondrĂ©. Personne ne voulait plus entretenir de bĂȘtes dâabattage. Le cheptel en avait pris un coup sĂ©rieux quand advint la fĂȘte du mouton lâAĂŻd Al Kabir. On dĂ©cida en haut lieu de ne pas procĂ©der au sacrifice rituel ce qui arrangea du monde mais les plus dogmatiques suivirent Ă la lettre les prĂ©ceptes religieux et sacrifiĂšrent leur mouton en cachette et en pleine nuit. Comme le prix des denrĂ©es de premiĂšre nĂ©cessitĂ© nâavait cessĂ© dâaugmenter une sourde agitation se remarquait dans les bidonvilles et les quartiers populaires ce qui nâempĂȘcha pas les spĂ©culateurs de continuer leur travail de sape. Un jour lâĂ©meute Ă©clata. Elle fut tout de suite attisĂ©e par des trublions professionnels qui manipulĂšrent une jeunesse ductile et inculte ignorant aussi bien la rĂ©alitĂ© que la politique. Ces Ă©vĂ©nements se soldĂšrent par des dizaines de morts et des arrestations massives. Les jeunes qui en avaient rĂ©chappĂ© retournĂšrent Ă leurs occupations ordinaires drogue vols vagabondage alcoolisme et prostitution. Une politique de barrages fut instaurĂ©e aussitĂŽt que les experts mĂ©tĂ©orologues eurent prĂ©dit un long cycle de sĂ©cheresse. On commença Ă Ă©difier des ouvrages imposants et des petits barrages colinĂ©aires. Cette politique eut par la suite des rĂ©sultats heureux. Certaines rĂ©gions furent irriguĂ©es au moyen de canaux et dâautres loin des barrages durent se plier Ă la terrible loi de la sĂ©cheresse persistante. Le Vieux suivait ces Ă©vĂ©nements avec intĂ©rĂȘt. Au village mĂȘme on nâavait pas lĂąchĂ© les animaux dans la nature. Les puits nâĂ©taient pas Ă sec et il y avait Ă manger pour lâĂąne et la vache. Seuls les plus pauvres pĂątissaient du manque de pluie car ils devaient acheter leur orge au prix fort. Cependant les lĂ©gumes ne manquaient pas lâeau des puits suffisait Ă irriguer les potagers. La gĂȘne Ă©tait pourtant partout prĂ©sente. On savait que telle ou telle famille avait besoin dâaide mais comme elle ne rĂ©clamait rien on ne lui donnait rien. Ils souffraient donc en silence. Un jour les radios annoncĂšrent lâarrivĂ©e imminente des sauterelles. Cela dĂ©clencha une sorte de fiĂšvre qui se transforma vite en priĂšres pour que les potagers et les arbres fruitiers fussent Ă©pargnĂ©s. Les criquets pĂšlerins ne vinrent pas un vent violent avait poussĂ© leurs essaims vers lâocĂ©an oĂč ils se noyĂšrent. - Ce que tu as prĂ©vu dans ton fameux poĂšme est arrivĂ© dit la vieille. Câest vraiment la catastrophe dâaprĂšs la 68 68 - CâĂ©tait Ă prĂ©voir. Le Sahara est notre voisin. Il faut bien quâil essaye un jour de gagner nos terres. Dâautre part les gens ne respectent pas la nature ils abattent les arbres pour faire du feu ou autre chose. Et les arbres comme chacun sait sont les amis de lâeau. Cette calamitĂ© nâest donc pas si naturelle quâon le prĂ©tend. Ses causes sont essentiellement humaines affirma le Vieux. Cela dit il nây a pas eu de labours. Pour nous deux ce nâest pas un problĂšme nous pouvons nous payer lâorge que nous voulons mais pour les autres câest un casse-tĂȘte. HĂ© As-tu demandĂ© Ă notre voisine la sainte lettrĂ©e si elle ne manquait de rien - Elle ne manque de rien. Câest une fourmi. Elle a des sacs dâorge en rĂ©serve. - Si jamais elle avait besoin de quelque chose... - Elle me le dirait. Tu sais elle aimerait bien avoir un de tes livres. - Qui lui a dit que jâai publiĂ© un livre - Moi. - Bon. Tu peux lui en porter un. - Et lâautre livre de poĂ©sie celui qui vient dâarriver - Je nâen ai pas suffisamment. Plus tard. Jâai aussi deux cassettes que tu Ă©couteras toute seule quand je serai dehors. Ce sont mes vers chantĂ©s par un rails. Je voudrais avoir ton avis lĂ -dessus. - Mais je ne sais pas faire marcher lâappareil. - Apporte-le je vais te montrer comment faire. Elle sâexĂ©cuta. Au bout dâune vingtaine de sĂ©ances de dĂ©monstration elle sut enfin faire fonctionner le magnĂ©tophone. - On apprend vite quand on veut dit-elle. Ils rirent. - Ces poĂšmes sont anciens. Ce sont les premiers que jâai Ă©crits. Un travail de longue haleine. - Le suc de ta jeunesse. - Peut-ĂȘtre. Il avait dĂ©jĂ en partie feuilletĂ© son recueil mais ces poĂšmes qui sâĂ©tendaient sur plusieurs annĂ©es nâĂ©veillĂšrent en lui que de vagues souvenirs. Ă aucun moment il ne put lier tel ou tel morceau Ă un Ă©vĂ©nement prĂ©cis. Il y avait lĂ des Ă©glogues des Ă©lĂ©gies et des poĂšmes inspirĂ©s par des lĂ©gendes oubliĂ©es... Une espĂšce de sentiment nostalgique lui pinçait le coeur chaque fois quâil ouvrait le recueil. Il se promit de tout relire en y mettant la distanciation nĂ©cessaire afin de juger de la valeur de lâoeuvre. - Et puis ma foi dit-il tout haut il faut bien vieillir. - Quâest-ce que tu racontes - Tu ne peux pas comprendre... Ăa ne concerne que le vieux que je suis devenu et le jeune Ă©talon que jâĂ©tais. Le temps est lâacteur principal de cette histoire. - Le temps lâacteur... - Oui. Quand jâĂ©tais jeune jâĂ©crivais sur lâamour la nature la beautĂ© le courage... Maintenant aussi mais câest diffĂ©rent. Je pense aux choses sacrĂ©es Ă la beautĂ© aussi et jâai le sentiment que lâhomme nâest pas totalement mauvais malgrĂ© les apparences. Avant jâĂ©tais insouciant jâavais envie de vivre. Aujourdâhui cette humanitĂ© farfelue me donne du souci comme si jâen Ă©tais responsable. Je vis sans aucun optimisme. - Oublie donc cette humanitĂ© et pense Ă toi dit la vieille. Tu veux du thĂ© - Je veux bien merci. Le Vieux voyait se dĂ©couper dans le rectangle lumineux de la fenĂȘtre ouverte la crĂȘte du massif montagneux et il se souvint des neiges qui le couronnaient avant les changements climatiques. Tout change en effet tout Ă©volue dans un sens ou dans lâautre pensa-t-il. Moi aussi du reste. Il nây a quâĂ regarder autour de soi pour constater que rien nâest jamais statique. Tu vois mĂȘme le chat a changĂ©. Il a vieilli lui aussi. BientĂŽtslide 69 69 il mâen faudra un autre car je ne peux pas me passer de chat. Ces bĂȘtes-lĂ ne vivent pas assez longtemps. DĂšs quâon commence Ă sây attacher elles crĂšvent. Mais cessons de divaguer AprĂšs le thĂ© jâirai rendre visite Ă lâimam. Je lui porterai un daces livres. Lui au moins sera content car il est le vĂ©ritable artisan de cette publication. Sans son aide je nâaurais rien fait. Mon oeuvre aurait sombrĂ© comme tant dâautres. Et pendant que jây pense je trouve Radwane fascinant. Il me comble dâobjets modernes dont je ne sais que faire. Par exemple ces stylos Ă feutre et Ă bille. Et mĂȘme lâautre Ă plume en or Je nâĂ©cri- rai jamais avec ces engins moi. Pour rien au monde je nâabandonnerais mon porte-plume offert jadis par Khoubbane mort sans postĂ©ritĂ©. Un de ces hommes du clan qui reprĂ©sentent le dernier chaĂźnon de la lignĂ©e. Mais il y en a dâautres qui se reproduisent assez pour que le clan dure encore mille ans. Khoubbane Il mâapportait toujours des cahiers des crayons de couleur et des biscuits quand il revenait au village oĂč il passait quelques mois pour voir sâil pouvait engrosser son Ă©pouse. Il prenait son temps mais il ignorait quâil Ă©tait stĂ©rile. Il est mort sans le savoir un soir Ă Safi devant sa boutique oĂč il prenait le frais aprĂšs avoir dĂźnĂ© et fait sa priĂšre. On lâa enterrĂ© lĂ -bas. Sa maison se dĂ©labre Ă prĂ©sent. Sa veuve est retournĂ©e chez elle. Elle sâest aussitĂŽt remariĂ©e. Elle est mĂšre de plusieurs enfants Ă lâheure quâil est. Ah Cette femme Quelle douceur et quelle gentillesse NâĂ©taient ces marques de variole sur le visage elle aurait Ă©clipsĂ© les prĂ©tendues beautĂ©s dont on cĂ©lĂšbre gaillardement les formes plantureuses. Mais elle a eu enfant cette maladie qui lui a laissĂ© des trous dans la figure. Khoubbane sâen fichait lui. Il aimait cette femme admirable. Et il nâaimait quâelle ce qui est formidable dans un pays oĂč on aime toutes les femmes pour la bagatelle. Il savait lui donner un sens Ă lâamour. Dâautres voyant quâils nâavaient pas dâenfants auraient rĂ©pudiĂ© lâĂ©pouse infĂ©conde. Lui non Un homme. Oui câĂ©tait un homme. »slide 70 70 La deuxiĂšme annĂ©e de sĂ©cheresse fut encore plus terrible que la premiĂšre. On vit dans les environs des villages entiers vidĂ©s de leurs habitants. Ils avaient rejoint leurs parents dans les villes du Nord en abandonnant Ă cet enfer qui rampait inexorablement vers la vallĂ©e leurs terres et leurs maisons. En peu de temps ces bĂątisses commencĂšrent Ă craquer puis elles ne furent plus que des ruines. MĂȘme les vagabonds de jadis avaient dĂ©sertĂ© la rĂ©gion. Le Vieux qui avait vu cette dĂ©solation se demandait si son propre village allait connaĂźtre le mĂȘme sort. Non se dit-il. Beaucoup de gens ont de lâargent ils peuvent donc tout acheter. Et tant que les puits seront pleins le village vivra. Les autres nâont pas eu de chance voilĂ tout. Ils nâont pas de puits ou ils ne veulent pas en creuser... Il y a une nappe phrĂ©atique sous terre. Comme il ne pleut plus ils ont bien Ă©tĂ© forcĂ©s dâĂ©migrer. Oh Ils ne manqueront de rien dans le Nord. Ils y ont une famille des commerces prospĂšres. On sâentassera un peu plus les uns sur les autres voilĂ tout. Ici cependant ce sont les anciens allogĂšnes qui retournent Ă leur palmeraie dans quelque oasis perdue plus au Sud. Ils ont bien raison. Faute dâorge ils mangeront des dattes et boiront du lait de chamelle. De toute façon ils nâont jamais rompu les liens avec leurs racines. Chaque annĂ©e ils se rendaient lĂ -bas pour ramasser la rĂ©colte la vendre sur place et rapporter des excĂ©dents de dattes. Que nâen ai-je dĂ©gustĂ© de ces dattes mielleuses Nos palmiers ne produisent rien de bon hĂ©las Mais il est vrai que nous ne sommes pas au Sahara. Tiens MĂȘme le gibier a disparu Pas dâeau pas de gibier non plus. Le chacal ce vieux fripon sâest fait rare lui aussi. Et pourtant cette charogne se contente de peu. Tout disparaĂźt petit Ă petit. Chaque jour une nouvelle chose manque Ă lâappel. Seuls les parvenus reviendront toujours ici pour semer le trouble. Oh Ils ont des puits trĂšs profonds dans leurs propriĂ©tĂ©s. Et puis la vallĂ©e possĂšde une nappe trĂšs importante mais sans doute pas intarissable. En tout cas elle peut alimenter longtemps encore ceux qui ont les moyens de forer assez profondĂ©ment pour atteindre les veines de cette eau que des annĂ©es de neige ont emmagasinĂ©e dans le ventre de la terre. Mais le parvenu a ce quâil faut que diable Les grands moyens sont Ă sa portĂ©e. Si lâeau venait Ă manquer pour de bon ce serait le pauvre qui souffrirait. Le pauvre Tout le monde souffrirait sauf le parvenu. Ou alors il faudrait que lâĂtat nous vienne en aide en procĂ©- dant par exemple Ă des forages coĂ»teux. Mais lâĂtat est bien loin dâici. Il ne nous entend pas et nous voit encore moins. Non Lâeau ne manquera pas. Dieu ne permettra pas ça. II y a eu par le passĂ© des situations plus dures. Les Anciens que jâai connus ont parlĂ© des annĂ©es sans eau. Pas dâeau Ă boire Rien Nous nâen sommes pas lĂ . TĂŽt ou tard un orage Ă©clatera et le tour sera jouĂ©. Ă mon avis ce nâest pas fini. Nous traversons seulement une dĂ©sagrĂ©able pĂ©riode. Dieu soit louĂ© Tout sâoublie tout passe. Jâai connu moi-mĂȘme des annĂ©es terribles. Des annĂ©es sans lĂ©gumes. Il nây avait pas de potager. Lâeau Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšrement rationnĂ©e. Gare Ă celui qui resquillait On sâentre-tuait pour ça. Aujourdâhui on cultive encore ses oignons ses carottes ses fĂšves et ses navets. Au magasin il y a tout ce quâon veut. On peut tout acheter. Alors que ceux qui veulent dĂ©serter dĂ©sertent Quâils aillent en ville Un jour la ville les chassera. Ils reviendront chez eux penauds... et ils recommenceront reconstruire des maisons creuser des puits plus profonds etc. Le temps finira bien par les rééduquer. La ville Une future et toujours possible explosion sociale une bombe Ă retardement. Un volcan endormi qui peut se rĂ©veiller nâimporte quand et tout mettre en piĂšces le VĂ©suve lâEtna le Pinatubo la SoufriĂšre... Pour le villageois il nây a pas dâavenir en ville. Il faut quâil sue sang et eau pour sây adapter. Seuls quelques malins y parviennent. Et puis si lâon nâa rien que ses terres pourquoi les abandonner mĂȘme si elles sont ingrates Il faut sây accrocher. Si câest pour aller grossir le rang des chĂŽmeurs ah non Quelle dĂ©chĂ©ance Câest lâabandon de toute dignitĂ©. Au Sahara il existe des points dâeau. On creuse et on trouve de lâeau pour soi- mĂȘme et pour ses bĂȘtes. Les Touaregs en savent quelque chose. Ici on se contente de dire "Le puits est tari il nây a plus rien. Allons-nous-en ailleurs En ville il y a du travail et la vie est facile." Comme on se trompe Ce puits creusĂ© par les ancĂȘtres peut fournir deslide 71 71 lâeau si on le creuse encore plus profondĂ©ment. Dans le temps la communautĂ© pratiquait de tels travaux. Aujourdâhui on rĂ©pugne Ă faire des besognes aussi utiles. Le mirage de la ville est trop tentant on y succombe vite. Heureux celui qui comme lâ EcclĂ©siaste est revenu de tout. Il reste tranquille il attend ce que Dieu lui a promis et il travaille pour vivre lĂ oĂč il se trouve. Car la vie est partout mĂȘme dans le dĂ©sert le plus aride. » FIN
mĂȘme qu on nait imbattable streaming